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Lise

Les limites de la ville sont dépassées et, pourtant, je n'ai rien vu. Mon esprit était totalement déconnecté ces dix dernières minutes. J'ai été beaucoup trop secouée cette dernière heure. J'imagine que c'est un réflexe inconscient, pour ne pas sombrer. Pour ne pas crier. Pour ne pas perdre pied. Ce qui est nécessaire continue de fonctionner, comme toujours. Le reste se met en veille, me laissant reprendre un peu mes esprits.

Je pourrais m'endormir. C'est une solution comme une autre. Mais comment m'endormir dans cette voiture, avec eux, ces autres inconnus ? Je ne peux pas. Je dois rester éveillée et, ne serait-ce qu'un peu, avoir conscience des choses et pouvoir réagir si le besoin s'en fait ressortir. C'est la peur qui fait qu'une partie de moi reste encore en éveil. La peur est plus forte que la tristesse qui, elle, souhaiterait plutôt que Morphée referme ses bras autour de moi.

Il y a deux hommes à l'avant. L'un d'eux était dans mon salon. L'autre était bien le conducteur qui m'observait lorsque je suis rentrée chez moi. Aiden Sutton est à mes côtés, silencieux. Ma tête est tournée vers le paysage, mais je peux sentir ses regards furtifs et inquiets se poser sur moi à un intervalle de trente secondes. Depuis qu'il m'a prié d'attacher ma ceinture, il y a dix minutes, je n'ai plus entendu le son de sa voix, ni lui, la mienne. Nous sommes restés dans un silence pesant, mais indispensable pour moi. Si je parle, je risque de pleurer à nouveau.

— J'ai besoin du téléphone sécurisé, réclame-t-il au bout d'une quinzaine de minutes

Je décolle mes yeux du paysage et tourne enfin ma tête vers lui. Nous échangeons un regard d'appréhension. Je ne sais pas quoi dire, quoi faire et lui non plus. Je préfère regarder face à moi. L'homme assis à l'avant, côté passager, fouille la boîte à gants et en ressort un téléphone qu'il tend à son supérieur.

— Il faut que je les avertisse.

Ce n'est pas à ces subordonnés qu'il parle. C'est à moi qu'il s'adresse. Il laisse passer plusieurs secondes, attendant peut-être que je finisse par réagir. Je n'en ai pas la force et il le comprend très vite. Je l'entends déverrouiller le téléphone, composer un numéro et les tonalités retentissent presque aussitôt. Elles sont lointaines, mais pas suffisamment, car j'arrive à discerner une voix. Féminine. Inquiète. Je n'arrive néanmoins pas à distinguer les mots prononcés par l'interlocutrice.

— Bonjour Votre Majesté, je voulais vous prévenir que nous étions sur le chemin du retour, lui fait-il savoir avec une pointe d'enthousiasme.

Pour eux, c'est une bonne nouvelle. Pour moi, c'est un désastre. Il essaie de cacher sa joie, de dissimuler le succès de la mission, mais le ton de sa voix dit tout le contraire.

— Oui madame, elle est à mes côtés.

Elle. Moi. Pitié, qu'il ne me donne pas l'appareil, je serai bien incapable d'aligner deux mots.

— Elle est déboussolée madame, mais elle se porte bien. Je n'ai pas repéré de traumatisme physique pour le moment (...) En effet madame, je crois que c'est la meilleure des solutions (...), le suivi sera envoyé directement à votre assistant madame et je vous recontacte personnellement lorsque nous entrerons au pays (...) Essayez de vous reposer un peu madame, les prochains jours risquent d'être longs (...) Oui madame, passez une bonne soirée aussi.

Des brides, des informations que je pourrais examiner afin de saisir un peu plus la situation dans laquelle je me trouve. Sauf que je ne suis pas du tout en état pour jouer les inspectrices. Pas seule, pas tout de suite. J'aimerais bien dire « jamais », cependant, je crois que je ne pourrais pas rester bien longtemps dans cet état. Par curiosité, par besoin, par obligation. J'ai quelques heures devant moi avant de devoir comprendre, peut-être même la nuit complète si on me laisse reprendre des forces après cette claque violente. Ou bien... ou bien, je vais finir par craquer bien avant. Je n'aime pas me sentir dépassée par la situation.

Nos Années Volées ▬ Tome ✯ ©Où les histoires vivent. Découvrez maintenant