I. Chapitre 5 première partie

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« Tous les matins, elles retendaient les cordes pour guider le poulain jusqu'à la pâture, et inversement le midi, pour le ramener dans son box. Les après-midi, Eléa lisait un conte à voix haute, assise dos à la porte du box, Natéa à ses côtés. Puis patiemment elle apprenait les lettres à l'enfant. Au bout d'une semaine, le jeune étalon ne tremblait plus de peur quand elle lui parlait tout bas. Et bientôt il vint de lui-même à la barrière lorsqu'elle l'appelait pour rentrer. Il faut dire également que Natéa ne lésinait pas sur les pommes qui attendaient le pur-sang dans sa mangeoire ! Petit à petit, il se rapprocha de la porte et, curieux, passa la tête par-dessus, attiré par les voix des deux jeunes filles.

Un jour Eléa posa un morceau de pomme sur le rebord du mur du box. Il le goba du bout des lèvres et repartit le manger au fond, alors qu'elle n'avait pas cessé de lire à voix haute. Progressivement, elle rapprocha les morceaux de fruit de l'endroit où elle lisait. Au bout d'une semaine, il vint chercher sa friandise juste à côté d'elle et ne s'éloigna presque plus pour la manger.
–Surtout tu ne le regardes pas, avait-elle expliqué à Natéa. Tu fais comme s'il n'était pas là et on continue à lire.
Un beau jour il toucha son épaule du bout des naseaux avant de prendre le morceau de pomme. La fillette faillit battre des mains, mais elle se souvint juste à temps des consignes de son amie et se contenta de sourire aux anges.

Cependant, si le jeune étalon n'avait plus peur d'elles, aucune des deux ne pouvait encore le toucher. Et la plaie sur son chanfrein, due au licol trop serré, ne s'arrangeait pas... Elles décidèrent d'aller chercher conseil auprès de Maître Domkan. Mais il était occupé avec les princes Tavhan et Ardhan qui apprenaient à longer leurs poulains. Ceux-ci avaient déjà la selle sur le dos et décrivaient des grands cercles autour des jeunes hommes.
–Plus doux dans la main ! Plus fort dans les ordres !
La voix éraillée de l'homme en noir résonnait dans le manège couvert.
- On en est encore loin, soupira Natéa. On n'arrive même pas encore à le toucher...
–De toute façon je n'ai même pas de selle ni de bride... répliqua Eléa dépitée.
Elles reprirent en silence le chemin du retour.
–On n'a qu'à demander à Maître Ghil ! suggéra Natéa. Avec tous ses livres il trouvera une solution. Allez viens ! Remue-toi !
Et elle entraîna son amie vers la Grande Bibliothèque.

–Alors jeunes filles, le poulain fou a appris à lire ?! leur demanda-t-il moqueur quand il les vit franchir le seuil.
Mais la mine sombre d'Eléa le coupa dans son élan.
–Que se passe-t-il ?
–Daram a une vilaine plaie au chanfrein et on n'arrive pas à lui enlever son licol trop petit. Et Eléa n'a même pas de matériel pour le débourrage, murmura Natéa d'une voix lugubre.
–Hum, je vois... Attendez que je réfléchisse... Pour le matériel je verrai avec Maître Domkan. Eh bien quoi ? Ne faites pas ces têtes étonnées, c'est un très bon ami ! Et pour le licol trop petit... Voyons, voyons...
Il se retourna et se mit à parcourir les titres de ses ouvrages de Botanique.
–Ah voilà ! s'écria-t-il en attrapant un livre.
Et il le feuilleta rapidement.
–Oui voilà ! C'est ça ! De la graine de bash. Je crois qu'il m'en reste encore. Suivez-moi gentes damoiselles.
Et il repartit dans ses appartements. Elles lui emboîtèrent le pas sans oser poser de questions, un espoir nouveau au cœur. Quand elles le rejoignirent, il était déjà en train de fouiller dans une armoire remplie de bocaux et autres boîtes hermétiques.
–Mais où peut-il bien être ?! l'entendirent-elles maugréer. Ah le voilà !
Il se tourna vers elles avec un petit bocal dans la main, à moitié rempli de minuscules grains noirs.
–La graine de bash est un anesthésiant puissant. Pendant la Grande Guerre, j'ai vu un homme sous son emprise être amputé d'une jambe sans ressentir la moindre douleur. C'était stupéfiant.
Ce qui était également stupéfiant, pensa Eléa, c'était de découvrir que le Maître Bibliothécaire de Noshaïa avait été présent sur les terrains de combat !
–À très faible dose la graine de bash amoindrit les réflexes sans faire tomber dans le sommeil. Je pense que ce qui est valable pour un homme doit l'être également pour un cheval non ? N'est-ce pas un des préceptes habituels de Maître Domkan et de Maï-Lo ?
Les deux amies opinèrent en silence, les yeux fixés sur les petits points noirs dans le bocal.
–Bon, laissez-moi calculer la dose par rapport au poids de Daram...
Et il se pencha sur sa table de travail en griffonnant des chiffres et des signes inconnus. Au bout de quelques minutes pendant lesquelles elles l'avaient entendu marmonner dans sa barbe, il se redressa ses yeux éclairés par des reflets verts.
–Voilà ! Trois grains ! Pas un de plus, pas un de moins. Enfin je crois... Jeunes filles les voici. Il faut lui faire manger. Ensuite vous attendez de voir sa réaction, il devrait être endormi, mais vous n'aurez que quelques minutes pour agir.
Et il glissa les trois graines noires dans un petit sachet en papier et leur tendit.
–Demandez à Dame Magala un peu de son baume cicatrisant, et profitez-en pour lui en mettre une bonne dose au passage. Et surtout ne vous amusez pas à goûter une de ces graines ! Sinon votre esprit en serait très perturbé ! leur rappela-t-il d'un air menaçant.
Sur le chemin du retour, elles passèrent par les cuisines où Dame Magala leur remit un petit pot d'onguent. Puis elles regagnèrent les Écuries Provisoires. Daram les accueillit avec un hochement de tête.

–Bon on va mettre les trois graines dans un quartier de pomme et on verra bien... dit Eléa le visage tendu.
Natéa prit son couteau, coupa un fruit et tendit un morceau à son amie. Celle-ci enfonça délicatement les trois grains sombres dans la chair juteuse. Elle posa le quartier sur le rebord du mur. Le jeune étalon s'en saisit calmement et savoura sa friandise habituelle.
–Et maintenant ? demanda l'enfant, anxieuse.
–Maintenant on fait comme a dit Maître Ghil, on attend...
Après quelques minutes, le jeune pur-sang se mit à chalouper sur ses jambes. Sa tête se baissa. Sa lèvre inférieure tomba. Ses yeux rétrécirent. Il essaya de se réveiller en renâclant, mais rien n'y fit. Eléa voulut approcher sa main, mais il trouva encore la force de s'ébrouer et tenta même de la mordre.
–Ça ne marche pas, il n'est pas assez endormi, constata Natéa déçue.
- Attends, passe-moi le livre. Je vais lui lire une histoire pour attirer son attention sur ma voix, et toi tu essayes de lui enlever ce fichu licol, d'accord ?
Natéa regarda le poulain, puis son amie, puis à nouveau le jeune étalon qui titubait.
–D'accord, on essaye comme ça.
Eléa ouvrit le livre et commença à lire d'un ton calme et posé. Les oreilles de Daram bougeaient lentement pour capter la voix familière. Il la connaissait, il s'apaisa. Natéa tendit les mains et d'un geste adroit et maîtrisé par des années d'expérience, elle défit la boucle du licol maudit qui tomba dans la paille. Le jeune étalon eut un léger sursaut, mais les graines de bash et la voix rassurante eurent raison de sa frayeur. Natéa prit alors le pot d'onguent à sa ceinture et en tartina généreusement la plaie du pur-sang. Lentement, calmement, pour ne pas apeurer le poulain, Eléa referma le livre. Elles sortirent de l'écurie dans le silence. Mais une fois arrivées dehors, elles se mirent à rire et à danser en tenant le licol entre elles.
–On a réussi ! On a réussi !
–Hum, hum !
Elles se figèrent et se retournèrent d'un seul mouvement. Maître Domkan se tenait devant elles les bras chargés.
–Que se passe-t-il ici ? Vous vous prenez pour des damoiselles à l'heure du bal ?! gronda-t-il.
–On a réussi à enlever le licol de Daram Maître, expliqua Natéa encore essoufflée de sa danse.
–Et toi, tu vas rester plantée là sans rien faire où tu vas me débarrasser de ces vieilleries  !
Il tendit les bras vers Eléa. Elle s'empressa de décharger le Maistre Écuyer. En fait les vieilleries se composaient d'une selle, d'une bride, d'une longe, bref de tout un harnachement complet ! Certes les cuirs étaient vieux et tachés, mais ils semblaient encore solides.
–Voyons voir ce poulain.
Et l'homme entra dans l'écurie. Il parcourut le bâtiment d'un œil sévère mais satisfait. Puis il s'avança lentement vers le box. »

Extrait de
Le Maistre Ecuyer Royal
Léa Northmann
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