II. Chapitre 1 suite

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      « Elle opina en souriant.
- Délia ! appela-t-il, et la serveuse apparut presque instantanément, le sourire aux lèvres.
      Il connaît même son prénom... s'amusa Eléa.
      Il avait griffonné une note sur un minuscule bout de vélin qu'il avait sorti d'une de ses poches.
–Tiens, tu remettras ceci à notre ami pour qu'il puisse partir demain à la première heure, adressa-t-il à la femme avec un clin d'œil complice.
      Il la connaît bien ! Très bien même ! réalisa Eléa.
       Elle ne savait plus quoi penser face au visage encore une fois inconnu de son compagnon de voyage qu'elle venait de découvrir ! Puis les paroles de l'homme lui revinrent en mémoire.
–Quel Soleil la Lune ne devrait-elle pas éclipser Maître, je suis un peu perdue.
- Le blason de la Maison Royale est un Soleil Blanc, expliqua l'homme. Et donc le jeune Prince Calh le portera pendant la Cérémonie du Double Adoubement. Une Lune pleine pourrait paraître trop similaire, trop forte, tu comprends ? Alors que le Croissant de Lune Argenté lui sera parfait. Le blanc est réservé aux Grandes Maisons. Chaque Duché possède un blason de cette couleur. Tu connais déjà la Licorne Blanche de Noshaïa. Au Nord, le Duché d'Alandhaïa est représenté par un Ours Blanc, à l'Est le Duché d'Ostrhaïa par un Phénix Blanc, au Sud le Duché d'Adhaïa par un Guépard Blanc moucheté de gris. Et même l'Archipel des Îles du Levant a désormais un blason depuis leur ralliement à la Couronne du Roi, un Dauphin Blanc.
      Elle hocha la tête, assimilant ces nouvelles informations. Tandis qu'elle parcourait machinalement la salle du regard, elle remarqua un petit soleil blanc gravé dans une des poutres à l'arrière du comptoir.
–Un soleil blanc comme celui-ci ? demanda-t-elle.
      L'homme tiqua légèrement avant de lui sourire.
- J'aurais dû me douter que tes dons d'observation le remarqueraient... Sache que dans chacune des étapes où nous nous arrêterons, tu découvriras le même symbole. Il s'agit des maisons des partisans restés fidèles au Vieux Roi pendant la Grande Guerre. Un petit soleil blanc nous servait de signe de ralliement.
      L'emploi de l'adjectif « nous » fit réagir la jeune femme.
      Il a été l'un des leurs ! Il devait être très jeune pendant la Grande Guerre, même pas vingt ans ! C'est pour cela qu'il connaît si bien le trajet que nous empruntons. Et il a dû faire également grande impression aux dames de la région...
       Elle vit dans le regard pétillant de Maître Ghil qu'il avait fait exprès de lui donner ces informations. Même s'il s'étonna légèrement de la voir sourire lorsqu'elle arriva au bout de sa réflexion...
–Bien, nous avons bien avancé aujourd'hui, et dans tous les sens du terme, se félicita-t-il. Il est temps d'aller se coucher jeune fille ! Délia va te conduire à ta chambre. Repose-toi bien car une longue route nous attend encore dans les jours à venir jusqu'au Château d'Argalh.
      Il se débarrasse de moi ! s'indigna Eléa.
      Et au vu des regards que la servante coulait vers lui, et l'empressement qu'elle mit à repartir une fois Eléa guidée jusqu'à sa chambre, celle-ci comprit que Maître Ghil n'aurait peut-être pas une nuit aussi reposante que cela...
–Natéa n'en reviendrait pas ! s'exclama-t-elle en entrant dans ses appartements, mi-rieuse mi-choquée.

      Les journées se succédèrent, identiques. Ils chevauchèrent rapidement tout en ménageant le plus possible leurs étalons.
      Au début ils aperçurent souvent des troupeaux de poulinières rattachés aux différentes écuries d'élevage du Duché. Elles évoluaient librement dans les collines herbeuses de Noshaïa. Toutes portaient le symbole de leur éleveur marqué au fer sur leur cuisse gauche. Les troupeaux étaient guidés par la jument dominante la plus âgée. Celle-ci connaissait les points d'eau et les abris naturels pour se protéger du mauvais temps. Les étalons eux étaient gardés dans les écuries, afin de maîtriser les saillies et donc les croisements des différents élevages et lignées. À la fin de l'été les palefreniers montés sur de vaillants poneys de travail, partaient chercher les juments et leurs poulains pour les ramener au sein des écuries. Les jeunes étaient alors sevrés et les mères taries. Puis au bout de quelques semaines, après avoir vérifié l'avancée des gestations et d'éventuels problèmes de pieds, elles étaient relâchées dans les collines.
      Les poulains commençaient leur apprentissage, jusqu'à leurs trois ans où ils étaient débourrés. Au printemps les hommes recherchaient les juments pour la période des poulinages et pour les saillies. Cela permettait de regrouper les dates des naissances d'année en année. Puis elles repartaient avec leurs poulains nés et à venir vers les collines de Noshaïa.

      Si Eléa avait été impressionnée par les qualités d
e cavalier de l'ancien Maître Bibliothécaire, la réciprocité était vraie également.
      Maître Domkan a raison, c'est une cavalière surdouée.
      L'homme était étonné par la force du lien qui liait la jeune femme à son poulain. Ils semblaient ne faire qu'un. Il avait dû également reprendre plusieurs fois en main son esprit quand il observait le corps de la jeune femme épouser parfaitement les mouvements de son pur-sang... Heureusement, chaque étape lui permettait de croiser d'anciennes « amies » qui savaient lui changer généreusement les idées...

       Le troisième jour, ils firent donc étape chez un Maître Forgeron. L'homme était veuf et vivait seul dans un grand bâtiment dont un quart seulement composait son logis, la forge et les écuries occupant tout le reste de l'espace. Au centre de la grande cour un chêne centenaire ombrageait un large puit. L'homme qui les accueillit était grand, barbu et large de poitrine. Il se déplaçait en boîtant fortement. En l'observant plus attentivement, Eléa s'aperçut qu'il avait une jambe de bois du côté gauche ! Il suivit son regard.
–Un souvenir de la Grande Guerre. Sans Maître Ghil je ne serais plus de ce monde.
      L'ancien Maître Bibliothécaire se racla la gorge.
–Hum, bien, Eléa amène donc Daram pour que Maître Ifran vérifie ses fers.
      La jeune femme obtempéra mais elle aperçut le bref aparté entre les deux hommes pendant qu'elle allait chercher son étalon. Elle se souvint que lorsqu'il leur avait remis, à elle et à Natéa, les graines de bash pour endormir Daram, l'homme leur avait parlé des pouvoirs anesthésiants puissants de la drogue, leur racontant avoir assisté durant la Grande Guerre, à une amputation de jambe où le patient était sous son emprise.
      Le handicap physique du forgeron ne semblait pas pour autant diminuer son adresse et sa force. Il déferra les deux étalons, refaçonna leurs fers et leur reposa en moins de deux heures. Lorsqu'il frappa le métal chauffé à blanc sur son enclume, l'air résonna du martèlement cadencé. Puis il apposa l'un après l'autre les fers encore chauds sur les pieds des pur-sang, y laissant à chaque fois une marque sombre, tandis que l'odeur de corne brûlée remplissait l'air. Il travaillait chaque fer jusqu'à ce qu'il estime que sa forme s'adapte parfaitement aux aplombs de chaque pied. Il les passait ensuite dans un seau d'eau froide. L'acier chantait dans la vapeur. Enfin il les clouait avec rapidité et dextérité, sans toucher aux parties vives des sabots. Il répéta l'opération huit fois sans paraître éprouver la moindre fatigue. Pourtant son corps musculeux était trempé de sueur. À la fin, il s'aspergea le torse et la tête en plongeant ses bras puissants dans un seau d'eau fraîche posé sur le rebord du puits. Eléa vit que ceux-ci étaient marqués par des brûlures anciennes peut-être dues à son travail à la forge, mais elle remarqua également des cicatrices plus nettes se »
rapprochant plus de celles laissées par des lames d'épées. Maître Ifran avait dû sans conteste participer activement à la Grande Guerre et il en avait chèrement payé le prix...
      Le soir il les invita dans son logis. »

Extrait de
Le Maistre Ecuyer Royal
Léa Northmann
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