I. Chapitre 8 fin

114 18 2
                                    

     « En entendant les recommandations de Maître Ghil à sa jeune amie, Eléa se rendit compte qu'elle l'avait négligée depuis plusieurs semaines... Elle l'observa et fut étonnée de la transformation qui s'était opérée. La fillette avait grandi. Elle était âgée de treize ans maintenant. Apparemment le Maître Bibliothécaire avait pu élaborer un remède efficace à base de plantes médicinales pour pallier les crises de la jeune fille. Ses yeux n'étaient plus ombrés par la maladie. Ses joues s'étaient remplies et ses muscles avaient forci. Elle décida de consacrer à son amie si fidèle et loyale, ses derniers jours passés à Noshaïa.

      Et le temps fila comme le vent. Midi et soir, elles mangèrent avec Maître Ghil et Maître Domkan, à des horaires décalés de ceux des hommes restés au Château pour en assurer la garde et l'intendance. Il ne fallait pas compromettre leur projet par des oreilles indiscrètes qui auraient pu le rapporter au Duc. Dame Magala, bien sûr, fut mise dans la confidence, et elle les entoura de toute sa généreuse affection en leur concoctant des plats tous plus savoureux les uns que les autres : des civets, des tourtes, des veloutés, des tartes et autres gâteaux. Eléa se sentit aimée et choyée. Assise à la table de la cuisine du Château, elle détaillait les visages des quatre personnes qui l'entouraient et qui devisaient entre elles. Le grand et sec Maistre Écuyer semblait s'adoucir au contact de la flamboyante cuisinière. Maître Ghil rappelait à Natéa les composants médicinaux et leurs doses dans le remède qu'il avait élaboré pour elle. Eléa réalisa qu'elle avait trouvé une véritable famille de cœur à Noshaïa.
      Durant ces quelques jours, elle se contenta de sortir Daram en pâture. Afin de ne pas le fatiguer avant le grand voyage qui les attendait. Avec Natéa, elles montèrent des poneys de travail et profitèrent de leurs dernières journées ensemble pour parcourir les collines autour du Palais. Eléa réalisa qu'elle ne savait pas grand-chose sur la vie de sa jeune amie. Durant l'une de leurs longues promenades, la jeune fille lui raconta sa venue au Château Ducal.
–C'est Maître Domkan qui m'a trouvée, il y a deux ans. Je travaillais dans les écuries d'une auberge de Bord-de-l'Eau. Ma mère venait de mourir et mon père m'y avait placée pour se débarrasser de moi. Je crois qu'il espérait que je ne survive pas à un travail aussi physique. Mais la femme de l'aubergiste était gentille avec moi, elle m'apportait toujours quelque chose à manger. D'ailleurs c'est la première fois de ma vie que j'ai vraiment mangé à ma faim. Le soir, je dormais dans la paille avec les chevaux des voyageurs dont je m'occupais. Maître Domkan est venu un jour pour régler une affaire avec un éleveur de poneys de travail. Il montait un superbe jeune étalon alezan cuivré de trois ans. C'est son préféré encore aujourd'hui.
–Lanhack ?
–Oui c'est ça, Lanhack celui qui a une marque blanche sur l'épaule... Bref, personne ne sait comment l'incendie a démarré...
       Natéa observa pensivement ses mains et ses avant-bras, et les fines cicatrices qui les striaient de blanc.
–Les hennissements de peur des poneys et de Lanhack m'ont réveillée. Le feu était déjà partout autour de moi. Je n'ai pas réfléchi, j'ai ouvert la stabulation et j'ai forcé les poneys à traverser la fumée. Je me suis accrochée à l'un d'eux et on a réussi à sortir. Des hommes avaient déjà commencé à faire une chaîne avec des seaux d'eau depuis le puits dans la cour. Maître Domkan regardait parmi les poneys et j'ai compris qu'il cherchait son poulain quand je l'ai entendu hennir de douleur. J'ai pris un morceau de toile qui traînait dans la cour et j'ai vidé un seau d'eau dessus. Je me suis recouverte la tête avec et je suis repartie chercher Lanhack. Je ne me rappelle plus très bien comment j'ai fait. Je me souviens juste de la chaleur, du bruit, de la fumée et de la douleur. Quand je suis revenue à moi j'étais dans la cour et Maître Domkan était penché au-dessus de moi. Lanhack a gardé une marque blanche sur son épaule droite et moi ça... dit-elle en montrant ses mains à son amie. Apparemment les fumées avaient aussi abîmé mes poumons et je n'arrivais plus à respirer comme avant. J'ai toussé et craché de la suie pendant des semaines. Je n'arrivais plus à travailler. Maître Domkan prenait régulièrement de mes nouvelles. Je crois même qu'il a payé les aubergistes pour qu'ils me soignent et me gardent. Mais à un moment ça n'a plus été possible... Alors il est venu me chercher et il m'a fait entrer aux Écuries Ducales pour m'occuper des poulinières. Il n'est pas très démonstratif mais je crois qu'il m'aime bien. Et pour moi, il est comme un père...
      Eléa opina en silence. Elle comprenait mieux à présent le lien qui unissait le vieux Maistre Écuyer et la jeune palefrenière.
–Avant de te rencontrer, je pensais que je devrais quitter le Château le jour où Maître Domkan nommerait son successeur... Et puis tu es arrivée. Et Maître Ghil a trouvé un remède pour mes problèmes respiratoires. Alors je me suis mise à espérer, à rêver que peut-être moi-aussi un jour je pourrais devenir Maistre Écuyer... Et puis le Duc a refusé de t'adouber...
      Elles avancèrent au pas, en silence, durant quelques temps, et Natéa reprit.
–Mais aujourd'hui tout est différent ! Tu te rends compte ?! Maistre Écuyer Royal ! Une femme ! Si tu y parviens alors tout est possible aussi pour moi ! Et l'année prochaine je vais déjà pouvoir faire ma Grande Chevauchée !
      Elle tourna un visage plein d'espoir vers la jeune femme.
–Je te jure de tout faire pour devenir Maistre Écuyer Royal Natéa, lui répondit Eléa le regard grave et décidé.
–Je suis sûre que tu vas y arriver. Et maintenant que dirais-tu d'un petit galop pour nous changer les idées ?!
      Et elle s'élança en riant sur son poney. La jeune femme sourit et la suivit avec joie.

      Maître Ghil et Eléa se tenaient dans la cour des Écuries Provisoires. Le soleil se levait à peine. Maître Domkan avait fourni un magnifique étalon gris rouanné à l'ancien bibliothécaire du Château. Celui-ci était méconnaissable sans sa longue tunique sombre. La tenue de cavalier dévoilait un corps musclé et harmonieux. Il bondit lestement en selle et attendit sa compagne de voyage.
      Maître Domkan surprit tout le monde en prenant Eléa dans ses bras pour une accolade presque paternelle.
–Je suis fier de toi. Tu es la meilleure élève que je n'ai jamais eue ! J'ai confiance en toi.
      Puis il lui tendit un parchemin.
–Tu remettras ceci au Roi Galh de ma part.
      Les yeux brillants d'émotion la jeune femme se tourna alors vers Natéa. Elles tombèrent dans les bras l'une de l'autre, en pleurant toutes les deux.
–Je ne t'oublierai jamais Natéa. Je suis certaine que tu vas réussir ta Grande Chevauchée l'été prochain. Et grâce à l'enseignement de Maître Domkan, toi aussi tu deviendras un grand Maistre Écuyer. Prends soin de lui, je te le confie. Il commence à vieillir, sa tresse blanchit.
      L'adolescente parvint à sourire et à lui faire un clin d'œil complice malgré ses larmes.
–Ne doute jamais de toi Natéa. Ne laisse personne te décourager. Et si tu as besoin de moi, Maître Domkan connaît les secrets du pigeonnier.
      Natéa hoqueta sous les larmes, incapable de parler.

–Allons, nous devons partir, rappela d'une voix douce Maître Ghil.
      Après une dernière étreinte, Eléa sauta sur le dos de Daram d'un geste élégant sans toucher les étriers, et les deux cavaliers s'élancèrent sur la route. Elle était dans sa dix-septième année... »

Extrait de
Le Maistre Ecuyer Royal
Léa Northmann
Ce contenu est peut-être protégé par des droits d'auteur.

Le Maistre Écuyer RoyalOù les histoires vivent. Découvrez maintenant