« - Eh bien mon gars, il semblerait que la graine de bash de Maître Ghil soit difficile à passer... dit-il d'une surprenante voix douce.
Il regarda le livre posé au sol mais ne dit rien. Eléa était en train d'étaler le harnachement sur la grande table.
–Tu as pris du retard sur les autres. Tâche de le rattraper au plus vite. Natéa te montrera où se trouvent les huiles pour nourrir les cuirs, et les aiguilles et le fil pour les coutures à renforcer.
Et il repartit d'un pas décidé. Les deux amies se regardaient sans y croire.
–Je vais chercher tout ce qu'il nous faut aux Écuries Ducales, je reviens vite !
Et l'enfant détala comme un lapin, le sourire aux lèvres. Eléa s'attabla et entreprit de démêler les cuirs.Une nouvelle semaine passa. Désormais les Écuries Provisoires embaumaient le harnachement fraichement nettoyé. Suite à son expérience avec la graine de bash, Daram semblait tolérer de mieux en mieux la présence proche d'Eléa. Comme si sa voix le calmait, le rassurait plus qu'avant. Un après-midi, il vint de lui-même pousser de ses naseaux la manche de la jeune femme pour quémander un morceau de pomme. Natéa adressa un geste discret de victoire à son amie. À partir de ce jour-là les choses s'accélérèrent. Le temps que la plaie finisse de guérir, elles décidèrent de ne pas lui remettre de licol, et donc de bride, pour ne pas risquer de le braquer.
Avec le reste de corde et des vieux piquets trouvés à l'arrière du bâtiment, elles fabriquèrent un petit enclos rond. Là, sans longe, juste avec sa voix et les postures de son corps et de ses bras, Eléa commença le débourrage de son poulain. Elle lui apprit à marcher, trotter, galoper sur ordre, à volter, repartir, s'arrêter, reculer même. A chaque progrès Natéa lui offrait un quartier de pomme.
–À ce rythme-là vous allez vider mes réserves ! s'était plainte Dame Magala.
Vint le jour où la plaie fut complètement guérie...–Tu dois le faire Eléa, les princes eux sont déjà juchés sur leurs poulains. Je les ai vus hier avec le Chevalier de Tuhr, ils partaient faire leur première promenade en extérieur. D'ailleurs le Chevalier m'a dit qu'il passerait te voir d'ici la fin de semaine. Tu n'as plus le choix.
La jeune femme tenait le harnachement en main, ses doigts tremblaient.
–D'accord, toi tu lui donnes un morceau de pomme et moi j'essaye de lui passer la bride. On y va...
Natéa tendit un quartier de fruit à Daram. Au moment où il ouvrait les lèvres, Eléa glissa le mors dans sa bouche et elle passa les oreilles du pur-sang entre la têtière et le frontal. Les deux amies reculèrent en attendant une réaction violente du poulain. Mais celui-ci se contenta de jouer avec son mors en mâchant sa pomme.
- Non mais tu y crois toi ?! Monsieur se la joue vieux cheval blasé ! J'y crois pas ! s'exclama Natéa.
Eléa flatta l'encolure du jeune étalon et lui murmura des paroles encourageantes à l'oreille.En fait ce fut la selle qui fut la plus compliquée à imposer à Daram.
Là aussi, elle avait progressé par étapes. D'abord elle avait posé le tapis sur le rebord du mur du box, jusqu'à ce que le jeune étalon s'habitue à sa présence et vienne le mordiller du bout des lèvres. Puis elle avait fait pareil avec la selle. Tout se passa bien jusqu'à ce qu'elle essayât de le sangler. Elle lui avait déjà posé plusieurs fois le tapis et la selle sur le dos. Elle avait attrapé la sangle et s'apprêtait à resserrer les passants quand...
–Attention ! cria Natéa.
Le jeune étalon avait essayé de la mordre ! Sans s'énerver, elle reprit la selle et le tapis et sortit calmement du box pour ne pas ruiner le travail accompli jusque-là.
–Cette fois nous allons avoir besoin d'un bon gros navet, et bien chaud, décréta Natéa.
Son amie la regarda sans comprendre, interdite.
–C'est un truc que j'ai vu faire par Maître Domkan, ça marche à tous les coups. Viens, on va aux cuisines.
Dame Magala s'écria qu'après les pommes voilà que Daram voulait des navets ! Et cuits en plus ! Ces gamines étaient encore plus folles que leur poulain, oui ! Natéa précisa avec un grand sourire que le navet devait être gros et bien chaud. Elle le glissa dans un chiffon au fond d'un sceau et elles repartirent en courant aux écuries. Là un peu essoufflée par sa course, elle expliqua la technique du navet brûlant à Eléa. Il s'agissait de le nouer sur un chiffon au bras gauche avec des lanières de cuir. Puis de revêtir une veste par-dessus pour que le cheval ne puisse pas le voir. Et quand il essayerait de mordre à nouveau, Eléa ne devrait pas l'éviter mais au contraire aller vers lui en lui présentant son bras pour qu'il morde le tubercule. Il s'y brûlerait les lèvres et les gencives ! Mais cette douleur ne serait liée qu'à son propre comportement et pas à une punition ou une sanction.
L'opération navet chaud fut un succès total ! Jamais plus Daram n'essaya de mordre lorsqu'on le sangla. Et une fois encore le poulain les surprit en acceptant placidement la selle.
Enfin un matin, Eléa le conduisit dans le rond de longe improvisé et commença sa première séance de travail « traditionnelle », c'est-à-dire avec un cheval bridé, sellé et longé. Habitué à répondre aux ordres à la voix, le jeune étalon comprit rapidement le lien avec la longe. Eléa rayonnait de bonheur.
C'est alors qu'une voix chaude s'éleva derrière elle.
–Félicitations jeune écuyer. Je pensais que Natéa avait exagéré, mais je vois qu'elle n'a pas menti, comme d'habitude.
Elle se retourna. Daram stoppa immédiatement et s'approcha d'elle. Il lui poussa la main à la recherche d'un morceau de pomme. La jeune femme en avait toujours une bourse pleine accrochée à la ceinture. Machinalement elle lui en donna un en lui flattant l'encolure.
–C'est impressionnant, reprit le Chevalier de Tuhr en la fixant de son regard pailleté d'or.
Car c'était lui qui, comme il l'avait promis, était venu voir sa jeune élève.
–Maître Domkan m'avait demandé de te laisser du temps pour apprivoiser ton poulain. Tu as jusqu'à la fin de la semaine prochaine pour être sur son dos. Je t'emmènerai en promenade.
Puis après un dernier hochement de tête appréciateur il repartit vers les Écuries Ducales.–Waouh ! On dirait que tu lui as fait forte impression !
Natéa apparut derrière la clôture en corde où elle s'était faite toute petite pour ne rien rater de la scène.
–Et lui aussi apparemment... reprit-elle en observant son amie. Je ne sais pas si c'est vraiment bien tout ça... Eh oh, y a quelqu'un ? Eléa ?!
–Oui, oui je suis là.
Le visage lointain de Michan lui était apparu en même temps que les papillons dans son ventre étaient revenus... Elle secoua la tête et la tourna vers son amie.
–Tu as entendu, il nous reste une semaine avant ma première sortie avec Daram.
Et avec le Chevalier de Tuhr...Une fois encore le jeune étalon fut exemplaire. Certes, il arqua le dos et ronfla un peu quand il sentit le poids d'Eléa pour la première fois. Mais elle l'apaisa en lui parlant doucement. Habitué à sa voix, il pointa les oreilles en arrière vers elle et assimila facilement les actions des mains et des jambes de sa cavalière. Tous les conseils de Maï-Lô revinrent dans sa tête...
–La bouche d'un cheval est comme un oiseau, ne l'étouffe pas entre tes mains et ne la laisse pas s'envoler. Guide ton cheval avec le poids de ton corps. Essaye de ressentir ton cheval, ses joies, ses peurs.
Le jour dit, Eléa et Daram étaient prêts, enfin surtout le poulain... Le Chevalier arriva, monté sur une superbe jument grise truitée, au profil racé.
–Pour la première sortie d'un jeune étalon, il est bon de la faire avec une jument expérimentée. Comme cela, il l'associera à un repère, à un refuge et non à une conquête potentielle. Et cette association restera dans sa mémoire et t'évitera qu'il ne veuille saillir un jour la monture d'un autre cavalier, lui expliqua l'homme avec un sourire en coin.
Elle acquiesça et se maudit en se sentant rougir à l'évocation du mot « saillie » comme la dernière des jouvencelles ! Daram quant à lui, après une brève tentative de fanfaronnade, calma ses ardeurs. En effet, comme l'avait prédit le Chevalier, face aux nouveautés qui jalonnèrent sa première sortie dans les collines avoisinantes, le jeune étalon de trois ans chercha réconfort auprès de la jument et cala ses réactions sur les siennes.Tout au long de la promenade, l'homme étudia la jeune écuyère. Elle était à l'écoute de son cheval, le rassurant, le stimulant, l'encourageant de la voix quand nécessaire. Il vit le lien fort qui l'unissait déjà à son poulain. Mais, au bout d'un moment, il s'aperçut que ce n'était plus la cavalière qu'il regardait, mais la femme... Ses jambes, ses mains, ses hanches, la courbe de son visage, ses cheveux flottant derrière elle... »
Extrait de
Le Maistre Ecuyer Royal
Léa Northmann
Ce contenu est peut-être protégé par des droits d'auteur.
VOUS LISEZ
Le Maistre Écuyer Royal
FantasyAu Royaume d'Argalh, dans le Duché de Noshaïa, la jeune Eléa rêve de chevaliers et d'aventures. Elle devient l'apprentie de l'intransigeante Maistre Écuyer Maï-Lo. Pour parfaire sa formation, elle entre au château ducal, où le séduisant chevalier d...