« -Je... Je suis un peu fatigué... bredouilla le vieil homme.
–Ramène-le au Château Calh. Je reste près du poulain.
Quand elle regarda les deux hommes s'éloigner, elle sentit son inquiétude grandir en voyant la frêle silhouette voûtée. Vick gémit à ses côtés, tiraillé entre son désir de suivre son maître, et celui de surveiller le nouveau-né.
- Allez, file ! ordonna-t-elle au grand chien noir. Ouste ! Va avec lui ! Je suis assez grande pour veiller sur le poulain gros bêta !
Après une dernière plainte, le dogue s'élança dans la nuit. Elle attrapa quelques fourrures et se blottit dans la paille dans un coin du box. Elle était épuisée elle aussi. La tension de la mise bas était retombée, et seule la fatigue était restée. Elle avait les mains et les bras maculés de sang. Elle sombra dans un sommeil sans rêve.
Tout à coup son sang se glaça en entendant un gémissement terrible. Elle ouvrit les yeux. Le soleil allait se lever, les oiseaux commençaient à se réveiller. Elle tendit l'oreille, et de nouveau elle l'entendit. Et elle le reconnut avec horreur...
- Oh non ! Non ! cria-t-elle en identifiant la voix de Vick, qui hurlait à la mort.
Les cloches du Château se mirent à sonner. Puis celles de la grande cité, au fur et à mesure que la nouvelle se répandait.
Le Vieux Roi Alh était mort.Elle courut jusqu'au Château. Elle glissa dix fois dans la boue et faillit se rompre les jambes. À l'intérieur, les serviteurs descendaient les étendards au grand Soleil Blanc, et les remplaçaient par des oriflammes noires. Elle continua sa course jusqu'aux appartements du Vieux Roi, et entra en titubant dans la pièce.
Le Roi Galh se tenait près de la dépouille de son père, la Reine Léda pleurait dans ses bras. Calh était agenouillé près du lit et tenait encore la main de son grand-père. Eléa se sentit misérable en se rendant compte des taches de boue qu'elle avait fait en entrant et qui gouttaient à ses pieds. Elle avait de la paille dans les cheveux, du sang séché sur le visage et le corps, et elle ne pouvait empêcher ses larmes de couler. Le Vieux Roi avait été la personne avec qui elle avait passé le plus de temps depuis son arrivée au Château d'Argalh, excepté Calh. Celui-ci se retourna et avança vers elle. Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, indifférents à la présence du Roi et de son épouse.
–Il a parlé de toi, de nous juste avant de mourir... murmura le Prince d'une voix blanche. Il a dit à mon père qu'il partait heureux car son petit-fils avait trouvé une reine, et qu'il bénissait notre amour. Car ce que le sang avait lié, nul ne pouvait le défaire.
Un deuil de dix jours fut proclamé dans tout le Royaume.
Le jour de l'enterrement, tous les Nobles du Royaume étaient présents. Les quatre Ducs, les Grandes Maisons des différentes Provinces, et même une délégation des Corsaires des Îles du Levant. Derrière le chariot qui transportait le cercueil et qui était tiré par quatre magnifiques chevaux de traits d'un noir d'ébène, les Capitaines rattachés aux quatre factions portaient les différents éléments de l'armure du Vieux Roi Combattant : son heaume pour Talia de la Porte Nord, son bouclier pour Tirkan de la Porte Est, ses éperons pour Ashan de la Porte Sud, et son épée pour Noran de la Porte Ouest. Puis venait le dais orné du Soleil Blanc. La famille en deuil suivait à cheval, tous vêtus de noir, entourés par la Garde Blanche Royale, Moldan le Capitaine chevauchant à droite du Roi. En tant que Maistre Écuyer, Eléa était avec eux. Vick trottait à ses côtés. Elle ne vit aucun visage des Seigneurs qui marchaient derrière elle, tant le chagrin lui brouillait la vue. Ils parcoururent les grands axes de la cité, pour que chacun puisse saluer une dernière fois le Roi Chevalier qui les avait si vaillamment défendus durant les assauts de la Grande Guerre. Les rues avaient été nettoyées, et partout des oriflammes noires pendaient aux fenêtres. Beaucoup pleurèrent lors du passage du cortège funéraire.La cérémonie eut lieu en petit comité dans la Chapelle du Château, car ce n'était pas un souverain régnant qui venait de trépasser. Eléa et Calh retrouvèrent avec émotion le petit bâtiment octogonal où quelques mois plutôt leurs destins avaient été liés pour toujours. La jeune fille revit le visage du vieil homme, solennel et doux à la fois quand il s'était penché vers elle pour lui tatouer le croissant de Lune à l'intérieur de son poignet.
Au Château, un repas fut offert à tous ceux qui s'étaient déplacés, et chacun put présenter ses condoléances. Avec la mort du Vieux Roi, la Grande Guerre entrait un peu plus dans un passé presque légendaire. Désormais le Roi Galh régnait sur un pays unifié.
Eléa ne se sentait pas à sa place face aux regards inquisiteurs qui se posaient sur elle. Elle avait espéré voir Maître Ghil, mais il avait fait savoir au Roi qu'il ne pourrait pas être présent car il était trop éloigné aux confins de l'Empire. Craignant de croiser la Maison de Noshaïa et ses Chevaliers, elle avait préféré s'excuser auprès de Calh et elle avait rejoint les Écuries Royales. Émue, elle s'était remémoré sa première rencontre avec celui qu'elle avait alors pris pour un vieux palefrenier... Chaque endroit qu'elle traversait lui rappelait le vieil homme... Elle admira le nouveau Manège Royal et crut entendre sa voix diriger les travaux... Dans les allées des box, elle pensa voir sa silhouette... Pour finir elle sella Daram et partit au galop dans les collines, le grand chien de combat courant à ses pieds. Elle laissa ses larmes couler sans retenue. Elle aussi avait perdu un grand-père...Le Roi Galh avait eu du mal à admettre la liaison sérieuse entre son fils et le Maistre Écuyer. Le Prince avait pu compter sur le soutien de sa mère pour le convaincre de l'inutilité de s'y opposer.
Sur les conseils de Dame Rana, les deux amants avaient un peu espacé leurs séances « d'étude ». Et la jeune écuyère s'était faite discrète au Château. Mais le Roi était un homme de réflexion et assez ouvert d'esprit. N'était-ce pas lui qui avait donné son accord à Maître Ghil quand il lui avait parlé d'Eléa ? Et il devait reconnaître que son fils ne serait peut-être pas resté si facilement au Palais sans la présence de la jeune femme... Enfin ses informateurs répartis dans la cité et aux alentours lui avaient rapporté depuis longtemps déjà les effets bénéfiques sur le moral du peuple et des troupes du couple Chevalier/Maistre Écuyer. Eléa et Calh incarnaient dans l'imaginaire populaire la Tradition et le Renouveau, la Jeunesse du Futur et la Sagesse des Valeurs du Passé. De plus il n'avait rien à reprocher à la jeune femme. Elle n'avait jamais essayé de s'imposer au Château, et elle avait réalisé un travail remarquable dans les Écuries Royales.Petit à petit, la tension diminua entre le Souverain et le Maistre Écuyer. Quelques semaines plus tard, un soir à la fin du repas, le Roi annonça d'une voix innocente.
–Je pense qu'il est grand temps de préparer votre voyage dans le Duché d'Adhaïa les enfants.
Eléa en laissa tomber sa cuillère. Dame Rana s'étouffa. Et le Prince s'étrangla à tel point que son père dut lui tapoter le dos à plusieurs reprises. La Reine Léda sourit à son époux en lui baisant la main. Il fut décidé qu'ils embarqueraient deux semaines plus tard sur un bateau au port de la cité, pour descendre l'Argh jusqu'aux pieds des contreforts de Pyra, frontières naturelles avec le Duché d'Adhaïa.Eléa dut organiser son absence. Le plus compliqué fut le cas de Daram. Heureusement, Loréa, la jeune palefrenière blond platine, avait su tisser un réel lien de confiance avec l'étalon. Il semblait bien que celui-ci préférait les femmes aux hommes. Ce qui faisait beaucoup rire Eléa qui se moquait de Calh, étant le seul autre « mâle » que le pur-sang tolérait dans son entourage. Elle ne cessait de taquiner le Prince sur sa virilité. D'autant qu'avec tous les préparatifs du voyage et l'organisation de leur absence, le jeune homme n'avait pas vraiment eu le temps de lui prouver que ses craintes étaient infondées...
Il avait souhaité un voyage anonyme à celui en grande pompe voulu par son père.
–Je préfère qu'Eléa découvre notre Royaume tel qu'il est vraiment, et non pas tel qu'il veut se montrer au nouveau Prince Chevalier et à son Maistre Écuyer. Et cela évitera qu'une troupe soit mobilisée pour notre sécurité, lui avait-il expliqué.
Le jeune homme avait voulu organiser lui-même leur itinéraire.Ils embarquèrent un matin en toute discrétion. Ils regardèrent en silence la cité d'Argalh et le Château qui la surplombait s'éloigner lentement, au fur et à mesure que le courant du large fleuve les entrainait.
–J'ai tant de choses à te faire découvrir... lui murmura le Prince dans les cheveux, d'une voix pleine de promesses.
Elle entrait dans sa dix-huitième année et le monde s'ouvrait devant elle... »Extrait de
Le Maistre Ecuyer Royal
Léa Northmann
Ce contenu est peut-être protégé par des droits d'auteur.
VOUS LISEZ
Le Maistre Écuyer Royal
FantastikAu Royaume d'Argalh, dans le Duché de Noshaïa, la jeune Eléa rêve de chevaliers et d'aventures. Elle devient l'apprentie de l'intransigeante Maistre Écuyer Maï-Lo. Pour parfaire sa formation, elle entre au château ducal, où le séduisant chevalier d...