Le Maistre Écuyer Royal

II. Chapitre 1 fin

      « Si la taille de celui-ci était plutôt modeste, il était fonctionnel avec une grande cheminée, une table et deux bancs ainsi qu'une immense malle. Le lit était séparé du reste de la pièce par un rideau épais. Ils partagèrent son repas composé d'une soupe au lard et aux pois, de fromages et d'une miche de pain qu'il avait fait cuire dans le four de sa forge. Eléa se retira pour aller dormir dans les écuries où une couche sommaire avait été installée pour les voyageurs de passage. Elle avait bien senti que les deux hommes souhaitaient parler en toute discrétion...
      Le lendemain matin, après un petit déjeuner frugal fait de galettes échaudées, le Maître Forgeron les salua respectueusement et ils reprirent la route à travers les collines de Noshaïa. La jeune femme n'osa pas questionner son mentor quant aux liens qui l'unissaient au Maître Forgeron, et celui- ci n'aborda pas non plus le sujet.
      Encore une autre facette de Maître Ghil... songea-t-elle, en réalisant une fois de plus que décidément, elle ne connaissait pas réellement l'homme qui la guidait vers le Château d'Argalh...

      Le quatrième soir, ils s'arrêtèrent dans un domaine viticole. Là aussi un discret soleil blanc ornait l'entrée du chai. Arrivés un peu en avance sur leur horaire, l'ancien Maître Bibliothécaire proposa de faire leur « séance culturelle » quotidienne avant le repas. Ils avaient nommé ainsi la masse d'informations qu'il essayait d'inculquer à la jeune femme. Celle-ci soupira mais accepta avec résignation.
–Nous sommes bientôt arrivés, et je t'ai déjà parlé des différentes Grandes Maisons Ducales, de leurs blasons, de leurs Seigneurs et de leurs liens avec la Maison Royale depuis les traités de paix. Mais je ne t'ai pas encore décrit leur géographie. Je ne m'étendrai pas sur Noshaïa que tu connais déjà.
Au Nord donc, le Duché d'Alandhaïa démarre au pied de la cordillère de Pyra qui traverse tout le pays. Ses sombres forêts produisent de magnifiques fourrures. C'est dans ce Duché que naît le grand fleuve Argh qui a donné son nom à notre Royaume. Le long de ses nombreux affluents, on trouve de vastes terres fertiles qui sont également le grenier du pays. Les femmes y ont une place très forte et peuvent y exercer tous les métiers. C'est un peuple rude mais franc, à la peau et aux yeux clairs. Maï-Lô vient du Nord-Ouest d'Alandhaïa.
À l'Est, on trouve le Duché d'Ostrhaïa. Protégé des rigueurs du Nord par une avancée de la cordillère, et soumis aux vents tièdes et humides de l'Océan Oriental, c'est une terre recouverte en grande partie par une forêt tropicale. L'autre partie est utilisée pour la confection de la soie qui fait la richesse du Duché. Leurs étoffes sont connues dans tout l'Empire pour leur finesse. Et ils gardent jalousement les secrets de sa fabrication.
Au Sud, c'est le Duché aride d'Adhaïa. Encerclé par les contreforts de la chaîne de Pyra, et balayé par des vents brûlants c'est une terre de déserts et de roches. Pourtant son sous-sol regorge de joyaux inestimables, créés par le feu du soleil sous le sable. On y trouve également des mines de sel à ciel ouvert. Tu te rappelles que je t'ai dit que c'est la seule province qui soit restée fidèle au Vieux Roi durant la Grande Guerre ? Elle a en malheureusement payé un lourd tribut... Et de nombreuses villes ont dû y être reconstruites.
–Bien, assez parlé pour ce soir ! À table ! s'écria la femme du viticulteur en déposant sur leur table un plat fumant.
      Il s'agissait d'un ragoût d'agneau accompagné d'une délicieuse tourte aux légumes et de haricots blancs en sauce. À la fin du repas, son mari leur proposa de goûter sa dernière cuvée. Ils essayèrent de refuser poliment, mais devant l'insistance de l'homme qui menaçait de dévoiler d'horribles secrets sur la jeunesse de Maître Ghil, celui-ci finit par céder.
     Dommage... pensa Eléa. Cela aurait pu être très instructif...
      Mais la fin de la soirée le fut tout autant...
      En effet, pris dans les filets de leur terrible hôte, ils finirent par goûter différentes cuvées. Eléa sentit son esprit s'embrumer. Ses gestes se firent plus lents, son regard plus vague. Elle eut cependant le temps de réaliser que les yeux de Maître Ghil avaient viré au gris translucide lorsqu'il la dévisageait.
      La couleur du désir... songea-t-elle en souriant bêtement.
       La femme du viticulteur eut juste le temps de la rattraper lorsque son coude glissa sur la table, et elle s'empressa de la raccompagner à sa chambre en lançant un regard noir aux deux hommes.

      Le lendemain matin, le réveil fut difficile pour les deux voyageurs. Mais le temps pressait, il ne leur restait seulement encore que deux jours pour atteindre le Château d'Argalh. Dans la journée, le paysage changea. Les collines furent moins vallonnées et les troupeaux se firent plus rares, jusqu'à disparaître. Petit à petit des bosquets d'arbrisseaux apparurent. Au fur et à mesure leur hauteur et leur nombre grandirent jusqu'à ce qu'ils finissent par être entourés de forêts de feuillus de plus en plus étendues qui remplacèrent les prairies herbeuses. La température se fit plus fraîche également. Ils arrivèrent à la tombée de la nuit à leur dernière étape, un élevage de poneys de travail.
      Maître Ghil avait pris l'habitude d'envoyer à chaque halte un message au Roi pour le tenir informé de leur avancée. Et chaque soir une réponse les attendait dans un pigeonnier.
–Parfait, dit-il après avoir parcouru le minuscule vélin. Tout est en place. Le mariage s'est déroulé à merveille. Le Prince a pu arriver à temps pour assister à la cérémonie de la double union de ses jeunes sœurs. Et le Roi lui a promis une belle surprise pour son futur adoubement. Les Grandes Maisons ont repris le chemin du retour hier.
      À la vue de l'étincelle qui s'était allumée dans le regard de la jeune femme, il ajouta d'une voix douce mais ferme.
–Nous ne croiserons personne Eléa. J'ai pris mes dispositions en choisissant notre parcours.
      Elle crispa les mâchoires mais ne dit rien. Elle avait promis à Natéa et à Maître Domkan de tout faire pour devenir Maistre Écuyer Royal.
–Bien, ce soir je te reparlerai de la Famille Royale pour rafraîchir ta mémoire. Et pas de vin pendant le repas ! précisa-t-il à leur hôtesse qui arrivait avec un pichet de rosé.

      Ils échangèrent un regard gêné et se mirent à manger en silence. Mais très vite, la gaieté de leurs hôtes et les échanges autour du dressage des poneys de travail permirent d'alléger l'atmosphère. À la fin du repas Maître Ghil et Eléa avaient retrouvé leur franche complicité.
–Alors jeune fille, vérifions tes classiques !
      Et l'homme l'interrogea sur la Famille Royale. Elle récita studieusement sa leçon. Le Vieux Roi Alh avait laissé le trône à son fils Galh. Celui-ci était un fin négociateur et un grand diplomate, ce qui lui avait permis de mettre un terme à la Grande Guerre alors qu'il n'était encore qu'un Prince. Il avait éduqué chacune de ses deux filles en fonction de leur futur mariage promis dans les traités de paix.
      Dina, la cadette, était une excellente cavalière et une chasseresse accomplie. Elle avait également reçu un enseignement sur les techniques agricoles. Elle pourrait ainsi seconder parfaitement le jeune Duc d'Alandhaïa, Markhan.
      Ona, la benjamine, avait quant à elle reçu une éducation plus artistique ainsi que portée sur le commerce des tissus, afin de soutenir son époux le prince ducal Davhan d'Ostrhaïa.
      Le Roi Galh n'avait pas honte de dire que sa meilleure conseillère était son épouse la Reine Léda. Et il comptait sur ses deux filles pour lier étroitement les deux Duchés aux intérêts du Royaume.
      Le Prince Calh lui, était parti depuis quatre ans à travers le monde pour assouvir sa soif de connaissance concernant l'architecture. Le prochain Roi d'Argalh serait semble-t-il un grand bâtisseur.
–Parfait ! s'exclama Maître Ghil. Tu es prête ! Enfin pour la première partie en tout cas. Demain sera notre dernière étape. Nous pourrons ralentir un peu le rythme. En arrivant je te demanderai de t'occuper de nos chevaux pendant que j'irai présenter mes respects au Roi.
      Eléa acquiesça mais elle sentit une boule d'appréhension lui serrer la gorge... »

Extrait de
Le Maistre Ecuyer Royal
Léa Northmann
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