38 - Kōgō (2/2)

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Elle s'apprêtait à s'effondrer sur place quand Senlinn lui attrapa vivement le bras pour la mettre en garde, et compensa un instant de faiblesse qu'elle devrait maquiller habilement devant cette cour de rapaces. Aussi, escortée de sa fidèle servante et amie, Yu s'avança-t-elle à petits pas mesurés et étudiés en direction du trône surélevé où l'attendait Keishi, impassible.

Il y eut quelques murmures à leur passage, mais les sons étaient tellement étouffés par le silence pesant qui régnait en maître, que ni Yu ni Senlinn ne perçurent le moindre bruit. Elles marchaient avec précaution pour conserver une illusion de calme et la force de tenir à deux sur des jambes qui menaçaient de céder à tout instant sous le poids des émotions brutales. Et si Senlinn baissait les yeux sur ses pieds et ceux de sa maîtresse qui tentait d'avancer avec un semblant d'assurance, Yu garda le menton bien en avant, les yeux rivés sur Keishi à qui elle tentait d'extorquer à l'avance des informations qu'elle redoutait d'entendre de sa bouche.

Finalement arrivées en bas des marches menant à l'estrade du trône, les deux femmes s'agenouillèrent devant l'empereur et s'inclinèrent profondément, Senlinn prosternée légèrement en arrière de sa maîtresse, son front collé contre le sol froid.

— Vous m'avez fait mander, Seigneur des Dix Mille Ans ? commença Yu pour le saluer, surprise elle-même de ne pas entendre sa voix se fissurer alors que tout son corps et son âme tremblaient d'un mauvais pressentiment.

Dans un silence de mort, tandis que tous s'étaient tournés vers l'empereur dans l'attente de sa déclaration, Keishi se leva lentement, son visage toujours aussi fermé et impassible ne laissant filtrer aucune émotion. Sans dire un mot, il descendit les quelques marches qui le séparaient de Yu.

— Relevez-vous, Dame HuaYu, je vous prie.

Sa voix était calme et mesurée, neutre. Impossible pour Yu ni Senlinn d'interpréter ces mots et tenter de deviner ce qui allait suivre.

Néanmoins, malgré l'incertitude, la jeune femme obtempéra en gardant la tête légèrement baissée, comme le voulait l'étiquette. C'est alors qu'elle vit la main tendue de l'empereur et, surprise, releva légèrement les yeux pour croiser son regard noir. Tout ce qu'elle vit alors ne fut que l'ébauche d'une question. Il voulait sa permission pour la toucher. Pour toute réponse, en frissonnant, elle glissa craintivement sa main froide dans celle qu'il lui tendait.

Refermant avec fermeté sa grande main sur celle, délicate, de Yu, Keishi se tourna vers sa cour et prit une expression sévère qui ne supporterait aucune contradiction ni aucun défi. Cela ne présageait rien de bon. Alors, certain d'avoir l'attention générale, il ouvrit la bouche et parla d'une voix forte, qui se répercuta jusqu'aux coins les plus obscurs de la vaste salle.

— J'ai décidé de nommer Dame HuaYu Kōgō. La cérémonie aura lieu à la prochaine lune.

Sans comprendre ce qui était en train de se passer, Yu, perplexe, regarda toute la cour se prosterner brusquement au sol, un seul mot audible porté par la foule lui parvenant distinctement en milliers d'échos.

Kōgō.

Elle baissa les yeux vers Senlinn, confuse, en quête d'une explication, mais son amie avait le front toujours collé au sol. Le seul indice visible comme un signal adressé à sa maîtresse, était ses poings serrés et tremblants. Au regard de la cour, le titre de Kōgō imposait le respect, mais pour l'ecthrosienne, visiblement, ce n'était pas une bonne chose.

Comme elle ne comprenait toujours pas ce qui lui arrivait, Yu se tourna vers l'empereur qui, elle s'en doutait, parvenait à deviner le jade de ses yeux à travers les étroites fentes de son masque. Son regard d'obsidienne était braqué sur elle, et un léger sourire satisfait animait le coin de sa bouche.

Drakkon - I - Le masque du dragonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant