Chapitre 1 - Romy - Henko Müller

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Adossée contre les briques crasseuses de l'arrière du bar, une silhouette fume en silence. Ses longs doigts gantés caressent la tresse qui dépasse de la capuche. Sa poitrine se lève lentement, profondément, à mesure qu'elle tire sur sa cigarette. Elle est seule, attendant son heure. À sa gauche, deux ivrognes vident leur vessie sur les sacs poubelle entassés. La petite cour est un cul-de-sac, ça l'arrange bien.

La porte de secours du bar est bloquée par une grosse pierre. À l'intérieur, un groupe de rock local produit en live ses meilleurs morceaux, légèrement encouragé par les clients. Un petit volute de fumée s'échappe de la fente : il fait une chaleur monstrueuse dans la salle, très froid dehors. Les hommes ricanent, peinent à tenir debout. Ils ont bientôt terminé de pisser. Tant mieux. Elle va pouvoir travailler. L'homme de droite s'appelle Henko Müller. Un type un peu porté sur la bouteille, qui aura l'air un peu bourru mais sympathique. C'est la description que Tanja, sa fille, lui a fait. Avant d'ajouter que Henko a en réalité pris un malin plaisir à taper violemment la tête de sa femme contre le carrelage de la cuisine, jusqu'à ce que les dalles noires et blanches soient uniformément rouges.

Henko a, d'après Tanja, échappé à la justice. Pas assez de preuves, témoignage bancal. Pourtant, elle avait vu la majeure partie, mais c'était il y a dix ans. L'avocat avait fait passer sa fille pour une folle, et l'ivrogne s'en était sorti. La jeune femme n'a jamais plus lâché l'idée de le faire payer pour son crime, d'une façon ou d'une autre. La silhouette peut comprendre ça. Elle lui a d'ailleurs fait un gros rabais. Tanja a déjà du mal à terminer ses fins de mois correctement, en plus de payer ses études. Elle peut bien lui rendre ce service sans trop la saigner. L'homme à gauche rentre en s'essuyant la main sur son pantalon. Sale. Elle déteste les hommes qui n'ont aucune manière.

La silhouette se redresse, écrase son mégot dans la grosse boîte de conserve qui sert de cendrier. Elle va s'approcher d'Henko, resté seul à contempler les ordures d'un œil vitreux, quand la porte est poussée de l'intérieur. Merde. Encore attendre.

Du coin de l'oeil, elle scrute le nouveau venu. Pas trop grand, pas gros, une coupe de cheveux qu'on ne voit pas tous les jours. On dirait une auréole de moine, ou une frange de youtubeuse coupée beaucoup trop courte. Avec ses deux anneaux dorés dans les oreilles, elle doit bien avouer que ça lui donne un certain style. Il pose sa bouteille de bière à moitié vide près des sacs, et ouvre sa braguette pour se soulager à son tour.

Henko le regarde de travers. L'homme est plus petit que lui, à peine. Il est saoul, mais un seul coup d'oeil sur sa dégaine lui suffit à décréter que le type ne lui revient pas. Il ne l'aime pas. Il a l'air d'une gonzesse, avec plus de muscles. Derrière lui, la silhouette a rallumé une deuxième cigarette, mais il ne l'a pas remarqué. Elle n'est même pas certaine qu'il ait déjà prêté attention à elle quand il est sorti, il y a dix minutes.

L'homme à la coupe bizarre lève un sourcil, le toise.

- Tu regardes quoi ? Demande-t-il d'un ton presque provocateur. Ce n'est pas sa soirée, et se faire mater la bite par un mec qui louche est la dernière chose dont il a envie.

La silhouette les observe toujours. Elle soupire silencieusement. Ça dégénère. Henko lui assène un coup de poing dans la joue. L'autre riposte, leurs pantalons leur tombent sur les genoux. C'en est presque ridicule. Elle les regarde faire sans intervenir. Elle ne sait pas si elle devrait, mais elle ne souhaite pas que ça s'éternise. Elle doit agir, et le nouvel arrivant ne mérite pas de se faire casser la gueule, ni d'assister à l'assassinat d'Henko. Elle ne sait pas quoi faire. Ou plutôt si, mais elle n'a pas envie. Ce serait le meilleur moyen de se faire voir.

Non, définitivement, elle ne prendra pas le risque de les séparer. Elle pose sa cigarette au bort de la canette puis rentre en silence, et a la chance de voir les toilettes des femmes se libérer. Elle y rentre, en profite pour vider sa vessie, et écoute. Le mur est fin, elle peut percevoir les éclats de voix dans la ruelle. Quelqu'un passe dans le couloir, sort, et revient quelques secondes plus tard avec un homme qui vocifère encore. Elle espère que ce n'est pas Henko.

La silhouette ressort rapidement, se dépêche pour que personne ne la voit. Elle a de la chance, il est encore là, appuyé sur les briques du bâtiment d'en face, dos à elle. C'est maintenant ou jamais. Elle s'approche de lui , et ne lui laisse pas le temps de faire un seul mouvement. Elle le plaque contre elle, et brise sa nuque d'un coup sec. Personne n'a entendu. À l'intérieur, la musique est forte. Personne n'est sorti. Elle a le temps de planquer le cadavre d'Henko sous la tonne d'ordure qui sert de pissoir aux ivrognes, de récupérer sa voiture, et de l'emmener hors de la ville, à la casse.

Elle tourne à l'angle de la rue déserte, cherche la vieille Peugeot qui dort en créneau quelque part. Elle la trouve, là, paisible. Il faudra plier sa victime en deux pour pouvoir le caler dans le coffre, mais un vieux tacot comme le sien est moins sujet à perquisition qu'une camionnette ou un autre véhicule dans le genre. Avec cette ancienne 106, elle passe pour une étudiante qui rentre de soirée. À l'éthylotest, elle passe sans hésitation. La silhouette ne boit jamais assez pour recevoir une amande.

À quelques pas de la portière conductrice, elle se fige. Les clés ne sont plus dans la poche de sa veste. Elles ne sont pas tombées, elle l'aurait su, même concentrée sur Henko. Quelqu'un en a forcément profité pour lui faire les poches. Quelqu'un en qui elle a confiance, suffisamment pour ne pas se méfier de sa proximité. Quelqu'un qui l'attend sur le siège passager, ses yeux la fixant à travers le rétroviseur.

Le Requin [RAMMSTEIN - TERMINÉE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant