Anxieuse, je regarde le paysage défiler à bord de la voiture de Theo. Sur le siège passager, Adrian serre les dents, probablement aussi inquiet que moi. Mon regard se porte sur le compteur de vitesse de la voiture et remarque que la vitesse est bien supérieure à la limitation. C'est pour la bonne cause, cette fois-ci. Car ce qui arrive là-bas peut prendre des proportions dramatiques. Le bruit du moteur résonne, assourdissant, dans l'habitacle quasiment vidé de la voiture ; mais le silence des deux autres personnes présentes est aussi flagrant. Leur silence, et leur tension. Le véhicule s'arrête, et ses deux autres occupants en jaillissent. Je descends à mon tour, le corps parcouru d'un long frisson. Kelan est traîné dehors par mes deux amis, se débattant plus qu'un lion en cage. Au coin de la porte, Adino fait son apparition en chancelant, le visage tuméfié. C'est... C'est Kelan qui a fait ça ? La rage qu'il renvoie me pétrifie. Toujours entraîné à l'écart par les deux hommes, il se retourne soudainement et envoie un violent coup de poing à Adrian. Celui-ci tombe à terre, la lèvre ensanglantée. Theo fait un pas en arrière et je l'imite, choquée. Je ne sais pas quoi faire, partagée entre la pitié que j'éprouve pour lui et la scène terrible dont je viens d'être témoin. Il lance un regard meurtrier à Adino et s'éloigne avant de se prendre la tête entre les mains, totalement dépassé. Tremblant de rage, il peine à sortir une cigarette du paquet, et jure lorsque le briquet lui tombe des mains. Je l'ai déjà vu énervé, mais jamais à ce point-là. J'ai presque peur que Kelan puisse tuer Adino, là, tout de suite. Et ça me terrifie ne serait-ce que d'imaginer que j'ai raison.
Une cigarette aux lèvres, ça fait déjà un bon quart d'heure qu'il n'a pas bougé. Et si on compte les mégots près de lui... cinq, six, sept ; huit en comptant la cigarette coincée entre ses lèvres, et il ne s'est toujours pas calmé. Il n'arrive justement pas à se calmer. M'approchant doucement, je n'arrive pas à savoir s'il m'a remarqué. Merde, qu'est-ce que ce mec est déstabilisant... Il m'est impossible de prédire sa réaction : d'un côté, je le vois calme, mais de l'autre... c'est le diable même, et il est déchaîné. Je m'accroupis doucement près de lui, et demande dans un souffle :
— Kelan ?
Aucune réaction. Je retente ma chance. Alors, il tourne les yeux vers moi, et j'ai l'impression que mon cœur va s'arrêter. Dans ses yeux sombres, c'est l'enfer. Je suis à deux doigts de voir ses pensées s'entrechoquer violemment, et ça fait perdre pied. Je frissonne. C'est plus que terrifiant, de voir ce qu'un être humain peut devenir lorsqu'il est en prise avec la colère, la tristesse ou le désespoir. Une autre des choses paradoxales qui m'intriguent déjà chez lui : son regard tourné vers moi, plus vide que tout, montrant un homme à l'agonie ; puis l'intérieur de ses iris, qui reflètent son état intérieur, fourmillant de pensées. Une larme de peine s'échappe de mon œil droit, que j'essuie sans tarder. Un homme sur le point de se noyer, luttant pour pouvoir continuer de respirer dans la tempête. Il se faisant submerger par les vagues, encore et encore, mais remonte à la surface tant bien que mal, voilà ce que je vois.
— Putain, fais comme si je n'étais pas là.
Sa voix enrouée, est incroyablement séduisante mais elle montre également l'état de fatigue morale dans lequel il est. Il n'a pas parlé depuis qu'on s'est quitté, et même si ça ne doit faire qu'une heure ou deux, ça donne l'impression qu'il est resté muet des semaines, et que c'est seulement la première fois qu'il reparle.
— Mais tu es là. Regarde-moi.
Détournant le regard, il prend une grande inspiration, puis recrache lentement la fumée, m'ignorant royalement. Plus fermement cette fois, je reprends.
— Regarde-moi, Kelan.
Je pose ma main sur son visage pour lui faire tourner la tête, mais celui-ci m'attrape par le poignet. Sa prise n'est pas douloureuse, seulement ferme. J'essaie de me dégager, quand il lâche, me regardant droit dans les yeux :
— Arrête ça.
— ... Arrête quoi ?
— Ce que t'es en train de faire.
— Mais... Je ne fais rien ?
— Si. T'es en train d'essayer de me lancer une bouée de sauvetage. Et je n'ai pas besoin de ça.
— Non, bien sûr que non. Tout va très bien, n'est-ce pas ?
— Je ne t'ai jamais demandé d'aide, Hope.
— Je sais. Mais je veux t'aider. Tu ne te regardes pas souvent. Le regard est la seule chose qu'on ne peut pas maquiller, Kelan.
— Alors arrête de regarder mes yeux.
— Pourquoi ?
— Ne regarde pas, c'est tout. Moi aussi, je vois la peine et la pitié dans les tiens. Et c'est une vision que je déteste par-dessus tout.
En se relevant, il lâche son mégot ; brûlé jusqu'au filtre, comme tous les autres. Mon regard s'attarde sur sa jugulaire, à deux doigts d'exploser. Il n'est toujours pas calmé. J'attrape sa main et le force à se retourner vers moi, réellement inquiète.
— Je n'ai plus envie de rire, arrête !
— Je ne me suis jamais amusé. Ce fils de... il peut vous dire merci.
Se débarrassant de ma prise, il se dirige vers Adrian, s'excuse platement et remonte en selle avant de démarrer sa moto.
— Attends !
Malheureusement, seul me répond le grondement du moteur montant en régime, s'éloignant peu à peu.
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One More Hope
Teen FictionOriginaire de Chicago, Kelan a déménagé l'année suivant la mort de son père. Depuis, il reconstruit progressivement sa vie à New York, où il vit seul avec sa mère tout en essayant d'éviter les problèmes. Mais chassez les ennuis, ils reviennent au ga...