14. Boire un coup - H

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     Theo plaque soudainement ses lèvres sur les miennes. Ouvrant grand les yeux, je recule, prenant de la distance. Qu'est-ce qui lui prend ?
Wow, doucement !
T'as déjà quelqu'un ?
C'est compliqué. Et je ne suis pas un coup d'un soir.
On dirait que je me suis trompé de fille, alors.
Essaie les trois meufs, là-bas, t'auras sans doute plus de succès.
J'ai du succès avec tout le monde, que veux-tu. Je pourrais persuader un berger allemand de sortir avec moi.
J'éclate de rire, interrompue par un moteur montant en régime. La Triumph anthracite de Kelan file sur la route. Où va-t-il ? Je suis tentée de l'appeler, mais quelque chose me retient. Theo m'entraîne vers la foule et je me laisse faire, intriguée par tout ce monde. Je vais en profiter pour mettre un peu d'ordre dans mes idée, surtout après l'excès de zèle de Theo.

    Les motos filent sur l'asphalte. La vitesse est telle qu'on distingue à peine les bas-côtés. Penchés sur le téléphone d'une personne inconnue, on suit la course via un live Instagram grâce au téléphone de Wayne, fixé sur sa moto. L'impression de vitesse est saisissante, encore plus quand on sait que les chiffres sur le compteur sont réels. Devant lui, deux motos. Une moto sombre, et une autre verte, verte et blanche. Ces pilotes ont vendu leur âme au diable, pour rouler de la sorte. Avalant la route à tombeau ouvert, une seule erreur, une seule défaillance technique pourrait les envoyer six pied sous terre en quelques secondes. Alors c'est ça qui te fait vibrer, Kelan ?
    Quelques minutes plus tard, les motos réapparaissent enfin dans notre champ de vision. Toutes. Un certain soulagement s'empare de moi. Kelan n'a pas gagné. Bien fait, il a qu'à pas être si... si... merde, qu'est-ce que j'allais dire ? J'ai peut-être un peu forcé sur la tequila, en fin de compte. En chemin pour retrouver Theo, riant aux éclats au milieu de ses potes, je remarque un attroupement sur le parking de la carrière. Incapable de réfréner ma curiosité, je décide de me rapprocher. Plusieurs personnes retiennent un homme déchaîné. Et j'ai l'impression de le connaître, cet homme déchaîné. Normal, c'est Kelan. Son visage dégouline de sang, et une folie meurtrière brille dans ses yeux. De l'autre côté, on aide un autre gars à se relever, bien plus mal en point que son opposant, arborant pourtant un sourire moqueur aux lèvres. Kelan se calme, demandant à ce qu'on le lâche. Il se masse les phalanges, et soupire.
C'est bon, ça va, vous pouvez me lâcher. Je vais pas le...
Il décoche un direct incroyable dans le visage de l'autre homme, qui tombe à la renverse, KO. Bon sang ! Une blonde fend la foule, analyse la scène quelques secondes puis soupire, dépitée. Elle frappe violemment l'épaule de Kelan. Celui-ci se tourne vers elle, un sourire en coin sur le visage.
J'ai pas pu m'en empêcher.
Je vois ça. Crétin. Allez viens, on va boire un coup.
Boire un coup ? Mais... je bosse, moi ! Jim n'a pas trop apprécié que je lui fausse compagnie au dernier moment, hier, alors si je ne me pointe pas ce soir... Mais comme à deux reprises maintenant, Theo m'invite à monter dans sa voiture afin de me conduire au Defiant. Sur le chemin, un silence pesant nous sépare, conséquence de son coup d'éclat de tout à l'heure. Celui-ci s'éclaircit la gorge peu naturellement.
Je voulais te dire... Je suis désolé, pour tout à l'heure. J'ai été emporté par l'adrénaline et j'ai pas vraiment réfléchi.
T'inquiète, c'est bon. C'était pas désagréable, mais je préfère qu'on reste potes.
On l'aurait sans doute regretté, ouais.
Jetant un œil à travers la fenêtre côté conducteur, Theo se redresse et passe le rapport supérieur pour dissimuler son malaise. Les yeux sur la route, il n'ose pas me regarder.
T'étais sur Kelan, toi, c'est ça ?
Je...
Putain, j'ai vraiment fait ça au mauvais moment. Tu l'as déjà embrassé, au moins ?
Oui.
Mais vous ne sortez pas ensemble.
Non.
Mais t'aimerais bien.
Bien vu.
Écoute, s'il t'a embrassé, c'est très peu probable qu'il veuille que ça s'arrête là. Et c'est vrai pour la plupart des mecs.
C'est vrai ? Même pour le baiser de tout à l'heure ?
Euh... C'est l'exception qui confirme la règle, on va dire.
Si je t'avais dis que c'était possible ?
On devrait arrêter là cette discussion. En plus, on est arrivé. Je retourne à la carrière ; à plus, Hope. Et encore désolé.
Salut, tombeur. Merci de m'avoir amenée. Mais ne pense pas à me refaire ce coup-là !
Je descends du véhicule et passe par l'arrière du Defiant pour enfiler mon tablier noir. Derrière le comptoir, je me heurte à James, me lançant un regard noir. Désignant sa montre, il lâche :
T'es en retard.
Je sais, j'avais totalement zappé l'heure.
Trois pintes pour les punks devant, et un mojito pour la fille aux cheveux roses, dehors.
Ça marche.
J'attrape un plateau et y dépose les quatre boissons. Ah, je vois ce qu'il veut dire, par punk. Les chaînes accrochées au jean, noir, cela va de soi, et l'un d'eux arbore une grande crête iroquoise verte sur la tête. Je dépose leurs pintes sur la table et leur souhaite une bonne soirée. Ces derniers me remercient gentiment, ce qui contraste avec leur image. La couverture ne fait pas le livre, finalement. La fille aux cheveux roses, elle, est plongée dans un bouquin sur le meurtre. Assez glauque. Heureusement, elle ne me remarque même pas poser le verre devant elle.
     En revenant vers le bar, j'avise la Triumph anthracite garée près d'une Kawasaki verte et blanche. Tiens, il est arrivé. Et il n'est pas tout seul, apparemment. En rentrant dans le bâtiment, c'est la seule personne que je vois. Salement amoché, il discute avec animation avec la blonde qui l'a frappé devant un verre. Quelques gouttes de sang qui n'ont pas encore coagulé tombent sur le comptoir. Il a l'air en colère, je ne l'avais encore jamais vu comme ça. Et puis, je me demande bien qui elle est, ils ont l'air de vraiment bien s'entendre.
Hope ? Ça fait trois fois que je te répète la même chose. Deux spritz pour le couple à la 2.
Pardon, j'étais dans la lune.
Je m'empare du plateau et me dirige vers la table 2 pour remplir ma mission, et reviens me poster à l'autre bout du comptoir pour les observer discrètement. Mais au même moment, une tête que je connais bien attire mon attention, avortant ma surveillance.
Ça va, ma belle ?
Kalista ! Qu'est-ce que tu fais là ?
On est venu te rendre une petite visite, pour une fois.
'On' ?
Hey !
J'aurais dû m'en douter... Salut, Zara. Qu'est-ce que je vous sers ?
Zara va prendre un jus d'orange, et- Ça va, je plaisante ! Un mojito pour moi et...
Et un Sex on the beach, tiens.
Ça roule ! Comment vous êtes venues ?
Kalista désigne Lino entouré d'amis. Encore une fois, son frère joue le chauffeur. Faudrait qu'il pense à mettre en place des prix, il pourrait se faire un paquet d'argent. Mieux vaut ne pas le proposer à Theo, il me ferait même payer le coût de l'essence... Mon regard dérive à nouveau sur le pilote de la Triumph, blessé. Le sang qui coule le long de sa joue lui donne un côté viril assez séduisant.
Hope ? Tu m'écoutes ? Rahhh, va le voir, à la fin !
Il est avec quelqu'un.
Attends, c'est de la jalousie, dans ta voix ?
Quoi ? Non, pas du tout !
Si ! T'es jalouse, Hope. Ça crève les yeux.
Non ! Et arrête de le hurler !
Tu viens de te trahir... Bon, va le voir ou c'est moi qui y vais.
Pourquoi ? Je te rappelle qu'il dort chez moi.
J'avais totalement oublié ce détail. Ce soir, je parie que tu vas le-
Kalista !
La blonde enlace tendrement Kelan, et mes doigts se crispent un peu trop fort autour de mon plateau. Non, je ne suis pas jalouse. Non, je... Bon, peut-être un peu. Elle se décolle de lui, et je remarque une traînée scintillante sur sa joue gauche. Il... pleure ? Malgré moi, mes jambes se mettent en marche et me dirigent droit sur eux. Oh, qu'est-ce que je vais bien pouvoir dire ?
Je vous sers autre chose ?
Kelan se reprend rapidement, essuie sa joue d'un coup et reprend son regard glacial si coutumier. Il joue avec son verre, évitant mon regard. Pourquoi tu m'évites, Kelan ?
Eden, je te présente Hope. Hope Henderson.
Henders... Oh. Enchantée, Hope.
De même. Kelan, je termine mon service dans quelques minutes, on rentre après ?
La dénommée Eden lui adresse un regard chargé d'incompréhension et on voit clairement qu'elle attend des explications. Kelan soupire, et lâche :
Elle et son père m'ont accueilli chez eux.
Pourquoi ?
Ma mère m'a viré de chez moi.
Pourquoi tu ne m'en as pas parlé, Kelan ?
Tu ne m'as rien demandé.
Oh, merde. Ça te dit de sortir un peu dehors avec nous, Hope ?
Si je ne dérange pas, pourquoi pas. Je vais dire à James que je prends quelques minutes.
J'intercepte le regard que Kelan lance à Eden, ce genre de regard qui dit très clairement "qu'est-ce que tu fous ?", mais la curiosité l'emporte et je décide d'y aller quand même. James hoche la tête, et je quitte le comptoir en compagnie d'Eden et Kelan.
     A peine la porte passée, une petite frappe s'arrête devant nous, nous ordonnant de vider nos poches. Portant une veste d'un club de football, un air menaçant sur le visage, il n'a pas l'air de rire. Un manche de couteau dépasse de sa poche. Kelan soupire d'agacement et se passe une main sur la nuque, se retenant probablement de régler le problème par la violence.
T'es vraiment mal tombé, toi. Surtout qu'il est déjà en rogne... Bon, je te le laisse, Kelan.
Ce dernier lève les yeux au ciel et arme un direct. Le coup, relativement puissant, envoie notre agresseur tituber en arrière. Portant une main à son nez ensanglanté, il lève des yeux surpris vers Kelan, qui continue de s'approcher de lui. Je parie qu'il ne s'attendait pas à ça. Mais vu la réaction d'Eden, quelque chose me dit qu'elle aurait très bien pu s'en occuper elle-même. Cette femme est décidément intrigante.
Bon, t'en veux encore une ou tu vas nous foutre la paix ?
L'inconnu lève les mains en signe de reddition et s'enfuit sans demander son reste. Simple, efficace. Il n'a même pas eu l'occasion de se servir de son arme, et c'est tant mieux. Kelan se retourne vers nous, en train de se masser les phalanges. Tapie au fond de ses yeux, je remarque cette même lueur enragée qui m'avait tant surprise une heure plus tôt. Je ne le connaissais pas comme ça. Mais bon, je suppose qu'il me reste pas mal de choses à découvrir sur lui. Tout comme lui sur moi. Je sors un mouchoir de ma poche et le lui tends.
Tu devrais enlever tout ce sang.
Sans répondre, il entreprend de se nettoyer sommairement le visage, puis jette le mouchoir imbibé d'hémoglobine dans la poubelle la plus proche.
Pourquoi tu t'es battu à la carrière, tout à l'heure ?
On va dire que c'est une ancienne connaissance de Kelan. Il s'appelle Adino, et... ces deux-là, ils ont un sacré passif. Il... s'est passé des choses, et...
Et la prochaine fois que je le vois, je le bute.
Je ne vais pas forcer, même si je crève d'envie de savoir pourquoi. Ah, curiosité, quand tu nous tiens... Bon, je vais leur laisser un moment à deux. D'après ce que j'ai compris, c'est une ancienne amie, ils ne doivent pas avoir l'occasion de se croiser souvent ; et je détesterais être la personne qui m'incruste.
Bon, je retourne bosser. Au revoir, Eden.
C'était un plaisir, Hope.
A peine arrivée derrière le comptoir, James me tend un verre de soda. Suspicieuse, je plisse les yeux. En quel honneur ? Il a peut-être besoin d'un service de ma part ?
Pour fêter la fin du service de ce soir, et pour te remercier. Je dois avouer que tu es vraiment efficace quand tu veux, malgré tes retards. Allez, tu peux partir, je vais fermer. Il n'y a plus que des ivrognes, et je suis claqué.
Je lui tape sur l'épaule pour le saluer et attrape mon sweat avant de me diriger vers la sortie. M'arrêtant à la porte du bar, j'ai droit à une vision émouvante : Kelan et Eden enlacés. Je comprends par les bribes de conversation que je parviens à saisir qu'Eden ne restera pas longtemps ici. Une partie de moi est déçue, elle avait l'air d'être une personne plus qu'intéressante. L'autre partie de moi, en revanche... Elle éprouve un certain soulagement. Les filles avaient peut-être bien raison, en fin de compte. Kelan se détache d'elle et souffle :
Prends soin de toi, Blondie.
Toi aussi, Kelan, toi aussi. Envoie-moi des nouvelles de temps en temps. Et ne profite pas de mon absence pour faire des conneries. Fais attention à toi, Ward.
Je m'approche timidement d'eux, ne voulant pas les déranger ; mais Eden m'aperçoit. Un sourire sincère aux lèvres, elle m'adresse un petit signe de main, puis monte sur sa moto et enfile son casque. Le moteur de sa Kawasaki gronde, et elle s'en va. Immobile, Kelan regarde la moto disparaître dans la pénombre. La brise balaie ses mèches brunes, mais ce dernier ne cille même pas. Doucement, je propose :
On rentre ?
Je vais dormir ailleurs.
Hein ?
Ton mec vient pas chez toi, ce soir ?
Quel m... Oh, je vois, t'es jaloux parce que Théo m'a embrassé.
Non. Je me disais juste que t'aurais besoin d'un peu d'intimité.
Si, t'es jaloux.
Non. Arrête de me fixer comme ça.
Ok, si tu le dis. Bon, on rentre, maintenant que ta petite crise de jal... que ta petite crise est passée ?
Alors je ne te dérange pas ?
Je ne sors pas avec Théo, Kelan.
Pourtant, t'as apprécié.
T'es à ma place, maintenant ? J'ai pas apprécié. C'était pas mal, mais je peux pas dire que je sois prête à retenter l'expérience. T'es un grand jaloux, en fait.
Il ne répond pas et se contente de mettre son casque, avant de me tendre le mien. Je monte derrière lui, enserre sa taille de mes mains et décale ma tête vers la droite pour observer son regard. Perdu dans ses pensées, il démarre, le regard dans le vague.
Tu embrassais bien mieux que Théo.

     Arrivés chez moi, Kelan gare la moto et me rejoint à l'intérieur. Mon père est déjà couché, et il a déplacé les affaires de Kelan dans la chambre d'ami. Kelan me souhaite bonne nuit et s'enferme dans la chambre. De retour dans la mienne, c'est comme s'il manquait quelque chose. Je me change et plonge sous les draps, essayant d'ignorer cette sensation désagréable.
    Incapable de trouver le sommeil, je tourne et retourne dans mon lit. Allongée sur le dos, mon cerveau ressasse les moments passés avec lui, ce matin, lorsqu'il m'a embrassé. J'imagine ce qu'il peut bien faire, dans la chambre, à seulement quelques mètres de moi. Est-ce qu'il dort ? Merde, je deviens vraiment accro à ce mec. Je ne vais jamais arriver à m'endormir comme ça. Alors, je me rends sur la pointe des pieds jusqu'à la chambre d'ami. Entrouvrant la porte, je l'aperçois, assis sur le lit, face à la fenêtre, éclairé par la lumière de la lune. M'ayant probablement entendu, il tourne la tête.
Hendo ? Qu'est-ce que tu fais là ?
Je... j'arrivais pas à dormir."
Il soupire et se lève. D'un signe de tête, Kelan soulève la couverture et m'invite à me glisser dans le lit. Il s'assied près de moi, le regard perdu dans le vague. J'ai jamais vu un regard si... profond, si lointain, il signifie plein de choses à la fois, c'est bouleversant. Sentir sa présence me procure une immense satisfaction. Je me redresse, et mes lèvres remontent doucement vers sa tête, cherchant les siennes. Mais bien qu'elles s'effleurent, ces dernières ne se touchent pas.

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