9. C'est pareil - K

18 2 0
                                    

Je mets un gros coup de frein, et Hope s'écrase contre mon dos. Résignée, elle noue ses bras autour de ma taille. C'est intenable, tout un trajet sur ce genre de motos en se tenant seulement à ces pauvres poignées... Dans mon dos, je sens son contact chaud. C'est étrange à ressentir, je ne retrouve pas ces sensations chez un autre passager. Je ralentirais presque pour analyser davantage ce mystère... Enfin arrivé devant chez elle, je pose un pied à terre et l'invite à descendre d'un signe de tête. Elle retire son casque, laissant une cascade de cheveux noirs dévaler ses épaules. Ça a un côté presque hypnotisant, ce mouvement de balancier. Lui jetant un coup d'œil rapide, je me prends de plein fouet un regard bleu, paralysant. Ce bleu est tellement froid, tellement glacial qu'on a l'impression qu'il pourrait congeler tout ce qu'il croise. Peut-être même figer un cœur.
T'es arrivée chez toi en un seul morceau.
Apparemment.
Mon regard la scanne intégralement. Toute de noir vêtue, elle semble tout droit sortie d'un personnage de la famille Adams. Un pantalon cargo noir, un hoodie noir, même ses chaussures sont noires. Et ses cheveux, ce qui renforce davantage le contraste avec ses yeux à la couleur intense.
Laisse-moi deviner : c'est le noir, ta couleur préférée ?
Aha, super drôle, Ward. Et tu as tort, je ne porte pas que du noir, aujourd'hui.
Désolé, je ne peux pas voir la couleur de tes sous-vêtements. Enfin, pas enco-
Dans tes rêves. Non, je parlais de ça.
Elle remonte légèrement son sweat, évitant de tout dévoiler, et me montre un bout de crop top blanc avant de me gratifier d'un regard perçant.
Et toc !
Je hausse un sourcil, perplexe. Sacrée répartie. J'ai presque été transporté quinze ans en arrière, à l'école primaire. Esquissant un rictus, je lâche :
J'avais ce genre de répartie en sixième.
C'est sûr, maintenant tu ne parles plus. Ou bien quand tu le fais, tu parles si froidement qu'on pourrait mourir congelé. Pourquoi t'es comme ça ?
Comme quoi ?
Aussi froid ?
Je ne suis pas froid.
C'est l'hôpital qui se fout de la charité, là. Tu l'es tellement que tu bloquerais un thermomètre au minimum sous 28°C.
Je te dis que non.
Et c'est moi qui ait une répartie de sixième, après...
Elle croise les bras et se tortille, visiblement mal à l'aise. Le trajet l'a probablement rafraichie, c'est monnaie courante sur les trajets à moto.
J'ai froid. Tu veux rentrer ? Tu dois avoir froid, en T-shirt.
Tout l'opposé. Comment peux-tu avoir froid avec un hoodie sous cette température ?
Parce que t'es à côté. Rien qu'au ton de ta voix, je viens de perdre trois degrés.
Hilarant. Il fait 21°C, Hendo.
M'en fous, j'ai froid. Allez, bouge.
Je soupire, exaspéré. Décidément, je ne gagnerais jamais ce genre de combat. Je coupe le moteur, glisse les clés dans ma poche puis m'empare des casques avant de la suivre à l'intérieur. Pourquoi je l'ai suivi, d'ailleurs ? Surtout que je suis chez son père, si je comprends bien. Et vu le bonhomme, il ne vaut mieux pas qu'il me chope ici...
Pose les casques sur le bar. Tu veux boire quelque chose ?
Ça dépend, je vais pouvoir repartir vivant ?
Elle lève les yeux au ciel, blasée. Je profite allègrement de la situation pour la faire tourner en bourrique. On peut dire que c'est ma façon à moi de me venger de l'autre jour.
C'est toi qui me parles de répartie ?
Non, rien à boire, ça ira. Tes parents ne sont pas là ?
Mes parents sont divorcés. Ma mère vit à Manhattan et mon père est au boulot, à cette heure.
Je vois. La vie de flic n'est pas de tout repos.
Dis, comment tu connais mon père ?
Je suis pas sûr que...
Vu ta réaction tout à l'heure, je pense que j'ai le droit de savoir.
Au même moment, mon téléphone sonne. Sauvé par le gong. Enfin, par Adrian. Je presse mon doigt sur le téléphone rouge et relève la tête. Désolé, vieux.
Et toi, depuis quand ils sont divorcés, tes parentsv?
C'est si difficile de répondre à une question ?... Ils sont divorcés depuis deux ans, maintenant. Presque deux ans et demi. Ils s'entendaient tellement bien, avant, et... Mon père travaillait trop, il ne lui accordait plus une seule minute, alors au fil du temps ma mère s'est lassée. Quand mon père s'est rendu compte de ce qui se passait, c'était trop tard. Depuis, je vis la plupart du temps chez mon père parce que c'est plus proche de la fac. Et tes parents à toi ?
Les relations familiales étaient compliquées. Et un jour, un flic est venu sonner chez nous, le visage fermé. Il n'avait encore rien dit, mais je savais. Et depuis, ma mère me pourrit la vie.
Oh. Super. Pour changer de sujet, tu comptes aller au musée, pour le cours d'espagnol ? Que je sache si je viens de perdre ma matinée à t'apporter ce papier pour rien ou non.
Je sais pas trop, je verrai bien.
T'es juste incapable de répondre par oui ou par non, en fait.
Si tu veux que je vienne, je peux venir, Hendo. Il suffit de demander.
Oh, je suis loin d'être la plus impactée par ta présence. Je m'en fous, que tu viennes ou non, tu fais ta vie.
Je... Pourquoi tu me dis ça tout d'un coup, au fait ?
Parce que t'as l'air de te méprendre sur mes intentions.
Ouch. Ce n'était pas dans mes plans, ce n'est pas non plus une phrase que j'attendais, mais elle pique un peu. Ça m'arrive de me sentir comme Zac Effron dans le remake d'Alerte à Malibu. Mais à l'instant, je me sens davantage comme le petit gros qui se coince les testicules dans le transat.
Moi ? Tu délires, Hendo ?
Henderson.
C'est pareil, me fais pas chier, 'Hendo'.
Tu vois ? Tu cherches tout le temps la petite bête, comme si tu voulais m'agacer volontairement.
J'vois pas de quoi tu parles.
Je croise les bras et m'appuie contre le bar, joueur. C'est bien, tu comprends vite, Hendo. En même temps, je me suis débarrassé de toute subtilité pour te le montrer, alors...
Enlève ce sourire du coin de tes lèvres.
Sinon quoi ?
Sinon c'est moi qui te l'enlève.
Ah oui? J'aimerai bien v...
Elle promène ses doigts sur mon bras. Sa tête est très proche de la mienne, là. Qu'est-ce qu'elle fait ? Soudain, elle resserre sa prise et me retourne violemment le bras.  Ah, je l'avais pas vu venir, celle-là. Je grimace, les dents serrées. Ils se sont passés le mot, avec Adrian, ou quoi ? C'est quoi le jeu, profiter de Kelan pendant qu'il ne peut pas répliquer ?!
Alors ? Tu retires ce que t'as dit ?
T'as fini de jouer ? Tu peux me lâcher, maintenant ?
T'es loin de le mériter, connard.
Elle me libère et va s'appuyer contre le canapé, en face de moi. Elle m'adresse un regard noir et change une fois de plus de sujet. Prenant un air nonchalant, elle me demande :
Pourquoi t'étais en retard, l'autre jour ?
Je me suis fait arrêter, après la soirée. J'ai eu droit à la totale, cellule de dégrisement et mise en fourrière de la moto.
T'avais trop picolé, c'est ça ?
C'est ça.
Encore heureux que tu te sois fait arrêter ! T'imagine si t'étais parti dans le décor ? T'es vraiment idiot au possible, c'est dingue !
Vraiment, c'est trop mignon tes insultes. Bref, je suis allé récupérer ma moto à la fourrière et je suis venu en cours.
Ils t'ont rendu la moto comme ça ?
Bien sûr que non. Utilise tes neurones, par pitié. Mais ne me traite plus d'idiot ou d'imbécile, ça commence à faire beaucoup d'insultes nazes.
Elle s'approche lentement de moi et promène ses doigts sur mon torse. Sans crier gare, elle m'envoie un puissant direct à l'épaule. Sans que ça soit assez pour me faire mal, c'est suffisant pour me faire reculer d'un pas. Mes points de suture me rappelant à l'ordre, je grimace.
En quel honneur ?
Tu te moques de moi depuis tout à l'heure.
Bien envoyé, ton coup. Mais tu n'utilises pas assez tes h-
Mes hanches, je sais.
Si tu veux que je te montre comment je peux les utiliser ?
Très subtil, ça.
J'esquisse un sourire, attrape mon casque et me dirige vers la porte. Henderson sur les talons, elle me tend le second casque une fois sur la Triumph. Abaissant ma visière, je lui adresse un signe de tête et me met en route. Sacrée relation qu'on a là. Pendant le trajet, mon esprit se balade un peu partout dans mon crâne, et me repasse certains des moments que je viens de vivre. Sans que je comprenne pourquoi, ces derniers s'imposent à moi en boucle. C'est bien la première fois que ça m'arrive, bizarre. A peine descendu de ma bécane, ma sonnerie de téléphone m'indique qu'on cherche à me joindre, et celle-ci se répète jusqu'à ce que je me décide à décrocher.
J'espère que t'as rien de prévu ce soir !
Pas que je sache, pourquoi ?
Wayne nous invite chez lui, il organise une petite soirée.
Je décolle l'appareil de mon oreille et jette un coup d'œil au petit chiffre flottant au-dessus de l'application message. Il se peut que je ne me sois pas penché là-dessus. En même temps, ma matinée a été... mouvementée.
Il se peut qu'il m'ait envoyé quelques messages.
Tu comptes venir ?
Tu sais que je ne dis jamais non à de l'alcool. Devant chez toi, vingt heures ?
Vingt heures trente.
Banco. A tout à l'heure.
Ah, j'oubliais, prend un maillot de bain.
Sur ce, il raccroche. Ah, il n'en est pas question. Ça va dégueulasser la selle de la moto. J'esquisse un sourire. C'est ça que j'aime, avec Adrian. On ne perd pas de temps à s'embarrasser des formalités. Tu fais quoi ? Rien ? Allez, ça part. Aussi simple que ça, et ça permet de gagner un temps fou. Bon, j'ai déjà hâte de partager un verre avec lui.

One More HopeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant