A califourchon sur ma Triumph, j'expire lentement. Ça faisait vraiment longtemps que je n'avais pas fumé. Et la situation... On va dire que la situation l'exigeait. Du coin de l'œil, je regarde Hope rentrer dans le bar. Est-ce que c'est terminé ? Ça n'aura vraiment pas duré longtemps. Je jette le mégot sur le goudron et tourne la clé dans le contact. Le moteur gronde, et trois têtes se tournent vers moi. J'enfile mon casque en les ignorant, lorsqu'Adrian me fait un signe, me tirant de ma réflexion.
— Qu'est-ce que tu fais ? Les runs commencent dans une heure.
Impassible, je réponds pourtant honnêtement. Serrant le guidon, je ferme les yeux.
— Je vais faire un tour, j'en ai besoin.
Je rabats rapidement la visière, fais demi-tour et laisse libre cours à mon besoin de vitesse. La roue avant décolle du sol et touche à nouveau le sol quelques secondes plus tard. Vivre la vie à 200 à l'heure, hein ?Aussi paradoxal soit-il, j'aurais aimé que ce... moment avec Hendo dure plus longtemps. Sacrément paradoxal, oui. Je l'ai repoussée, j'ai été désagréable, je l'ai même fuit, putain ! Je ne comprends pas : ce n'est pas de l'amour que j'éprouve, pourtant je ressens quelque chose que j'ai envie de retrouver encore. Je n'arrive pas à mettre le doigt dessus, mais je n'ai jamais ressenti ça auparavant. Passant les rapports, la 675 ayant dépassé les 250 km/h, je poursuis ma quête de vitesse. Les manches de mon T-shirt claquent sur mes bras, mais ce n'est pas une raison pour ralentir ; bien au contraire. Le temps file si vite. Tout comme le paysage autour de moi. Tout comme mes relations, d'ailleurs. Jamais capable de les faire perdurer dans le temps, j'ai fini par penser que je n'en avais plus besoin du tout. Si absorbé par mes pensées, j'en viens presque à oublier l'heure. Prenant le chemin de la carrière, j'y arrive une dizaine de minutes plus tard, pratiquement en avance. Quelques voitures sont garées, amenant leur lot de spectateurs. Une voiture relativement basse me double, à l'arrêt sur le bord de la route. C'est une Honda Civic, il me semble. Rouge, elle est en bon état. Encore une japonaise, hein ? Il s'entendrait bien avec Theo, j'ai l'impression. La portière s'ouvre, et c'est James, le barman du Defiant, qui en descend. Étonnant, je ne m'attendais pas à ce qu'il éprouve un quelconque intérêt pour ces véhicules. La portière passager s'ouvre à son tour, et une autre personne descend de la Honda. Hendo. Ah, j'ai compris. C'est ma malédiction, c'est ça ? La voir constamment sans pouvoir faire quoi que ce soit. Emmenant la moto un peu plus loin pour me soustraire à cette vision terrible, je coupe le moteur et sors une cigarette de son paquet. Briquet à la main, je l'allume et tire une première bouffée. Un grondement se répand dans la carrière. Une Mercedes noire aux vitres teintées apparaît entre les voitures, s'approchant de façon menaçante. Une classe C, ces bolides ont sous le capot un V8 suralimenté de 6.3L. De quoi faire pâlir la plupart des voitures présentes ce soir. La voiture s'arrête près de moi et la vitre conducteur s'abaisse, laissant apparaître un homme blanc, barbu, les cheveux gominés tirés vers l'arrière. Et une belle vue sur le logo AMG qui orne le volant.
— Eh, gamin. J'ai entendu dire que t'étais foutrement rapide, ici.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Ça te dit, une course ?
— Pas intéressé.
— Adino m'avait prévenu que tu dirais peut-être ça. Qu'est-ce que vont penser tous ces gens, derrière, en apprenant que tu t'es défilé ?
— Ils peuvent penser ce qu'ils veulent, je n'en ai rien à foutre.
— Et que va penser Hope ?
— Qui t'a parlé d'elle ? Si tu t'étais bien renseigné, tu saurais que je n'ai plus rien à faire avec elle.
— Comment avance ta relation avec elle ?
Merde, il fait tout pour me faire monter dans les tours. Adino, qu'est-ce que t'as encore fait ? J'inspire lentement. Il faut absolument que je garde mon calme.
— Mêle-toi de ce qui te regarde.
— Alors leur champion se défile. Je suis déçu, je pensais que tu avais un minimum de fierté. Mais apparemment, je me suis trompé, t'es juste un trouillard. Après tout, peut-être que tu vaux mieux sous stu-
— Ça suffit. Je vais la faire, ta course. Après, tu te tires.
— Deal.
Je démarre et suis l'autre frimeur jusqu'à la ligne de départ, terminant ma cigarette. La moto attendant patiemment derrière une ligne grossièrement tracée à la bombe blanche, j'écrase mon mégot sous le talon. J'enfile mon casque, l'attachant consciencieusement. Une petite foule se masse déjà autour de la ligne, intriguée. Je la sens pas, cette course. Ç'a beau être une voiture puissante, elle ne peut rivaliser avec le rapport poids/puissance d'une moto. Et encore moins de la mienne. Je secoue la tête. Avant, Adino se battait lui-même, et c'était à la régulière. Mais j'ai l'impression qu'il est bien plus fourbe depuis son arrivée à New York. Ouais, il y a un truc qui cloche. Mais si c'est le seul moyen pour que cette voiture se barre d'ici...
Regardant la route devant moi, j'inspire encore une fois. Adrian s'arrête à mes côtés, le visage concerné.
— Qu'est-ce que tu fais, Kelan ?
— On m'a défié, j'ai un honneur à défendre.
— Non. T'as la mâchoire serrée, et généralement c'est pas bon signe.
— Lâche-moi, Adrian.
Me tournant vers le conducteur de la grosse berline noire, je lui adresse un signe de tête, signifiant que je suis prêt. Un rictus sournois aux lèvres, il lâche :
— Circuit de l'ancien tunnel.
La vitre opaque remonte, m'empêchant de voir l'intérieur de la voiture. L'AMG donne un premier coup de klaxon, et au troisième ma main lâche l'embrayage. Tirant la poignée d'accélérateur au maximum, la moto cabre et sors rapidement de l'enceinte de la carrière. La Triumph file sur la route, m'obligeant à serrer les genoux autour du réservoir pour ne pas être désarçonné. Jetant un œil derrière moi, je constate que la voiture accuse déjà un certain retard. Me concentrant sur le circuit de la course, je négocie les virages avec efficacité. On approche bientôt de l'ancien tunnel, s'il ne m'a pas rattrapé d'ici là, ça sera du gâteau. Rétrogradant pour prendre un virage à la corse, la route s'éclaire soudainement devant moi. Mon phare n'a pas autant de puiss- Merde ! L'AMG me talonne, plein phares et moteur rugissant. Ses quatre roues la colle à la route, alors que je dois lutter pour ne pas perdre d'adhérence à cette vitesse. Il veut me tuer ou quoi ? D'un rapide coup d'œil, je regarde derrière moi. Son pare-choc est à moins d'un mètre de ma roue arrière, il suffit que je ralentisse davantage pour qu'il m'envoie dans le décor. Le tunnel, enfin. Je vais pouvoir reprendre mon avance ici. Ou pas, si on se fie aux deux voitures bloquant la sortie. Je lâche l'accélérateur, sur mes gardes. La Mercedes se porte brusquement à mon niveau et fait un écart dans ma direction. J'évite la collision, mais la manoeuvre me déséquilibre. Perdant progressivement de la vitesse, la moto heurte la paroi du tunnel et s'affaisse pour continuer sa glissade sur la route. Sonné, je reste immobile quelques secondes. Est-ce que... Non, je ne suis pas blessé. Des vêtements déchirés, un genou un peu faiblard mais aucune blessure, exception faite de deux ou trois légères brûlures. Tremblant sous le coup de l'adrénaline et en état de choc, je me relève, hors de moi.
— T'es complétement con, ou bien t'as décidé d'en finir avec la vie, espèce d'enfoiré ! T'as failli me-
Un coup derrière la nuque me fait m'écrouler. Qu'est-ce que... Le conducteur me lance un regard méprisant et m'enfonce avec force son pied dans le ventre. Un autre homme apparaît dans mon champ de vision. Puis un autre. Une batte de baseball à la main, ces derniers me frappent dans le dos. Bien décidé à contre-attaquer malgré ma position de faiblesse, j'attrape le pied d'un des deux hommes, voulant l'envoyer à terre. Tirant brutalement son pied, je manque de le faire tomber, mais un coup d'une violence inouïe m'arrache un cri de douleur. Un déluge de coup s'abat sur moi. Recroquevillé pour tenter d'échapper à tous ces coups, je ne sens plus aucun de mes membres. L'homme aux cheveux plaqués m'adresse un ultime coup de pied dans les côtes et crache par terre, à seulement quelques centimètres de mon visage.
— De la part d'Adino.
Les trois individus ricanent puis tournent le dos. La Mercedes démarre dans un grondement, puis passe près de moi, en pleine accélération. Etendu sur la chaussée, je reste immobile pour limiter la douleur autant que je le peux. J'ai tellement mal. Est-ce que je vais mourir ? Rampant vers une issue de secours, je m'adosse au mur, désespéré. Je... Je ne sais même pas si je vais réussir à sortir d'ici. Mon téléphone se met à vibrer. Jetant un oeil à l'écran, un faible sourire se dessine sur mes lèvres. La vitre est explosée, et l'écran n'affiche plus rien. Je crois que c'était la chute de trop. Apercevant ma moto, un peu plus loin, je retiens mon souffle. Une poignée détruite, guidon tordu, elle repose à même le sol, couchée sur le flanc. Les carénages sont pratiquement désintégrés, et je crois que la roue avant est voilée. Je n'ose même pas imaginer l'état du moteur. Désolé, Papa. J'ai fini par la foutre en l'air. Le vibreur du téléphone se coupe enfin, et je retrouve le silence du tunnel, implacable.Au prix d'un effort surhumain, je parviens à me relever. La douleur irradie dans tout mon corps, mon cerveau reçoit des messages d'erreurs de tout les côtés. Prenant appui contre la paroi du tunnel, je tente de relever la Triumph, sans succès. Allez, je ne te laisserai pas là. Produisant un nouvel effort colossal, je réussis à la redresser sur ses deux roues. L'avantage, avec une sportive préparée, c'est qu'elle est beaucoup plus légère qu'une moto classique. Alors tant qu'elle est sur ses deux roues, je peux la pousser. Si jamais elle tombe, je n'aurai pas la force de la relever une autre fois. Sans espoir, j'actionne frénétiquement le démarreur. Avec les forces qu'il me reste, je ne sais pas si j'arriverai à rentrer chez moi. J'arriverai encore moins à pousser la Daytona jusque là. Mais si je la laisse ici, elle aura disparu le temps que je revienne. C'est sans doute une des seules choses qu'il me reste de mon père, alors hors de question que je la laisse ici. Sans savoir par quel miracle, le moteur se lance. Soulagé, les larmes aux yeux, je ferme les paupières. Essayant tant bien que mal de monter sur la sportive, je parviens heureusement à me hisser dessus. Le sélecteur de vitesse est bien amoché, mais apparemment toujours fonctionnel. La première rentre difficilement, mais un gros clac métallique m'indique que la vitesse est passée. Presque couché sur le guidon, me tenant à la poignée de droite, je roule lentement jusqu'à chez moi. Passant les vitesses grâce au shifter, j'ai heureusement encore l'embrayage connecté à la poignée gauche, pendant lamentablement au bout du guidon. La moto ne roule pas droit, le moteur ne tourne pas rond, rien ne va plus sur cette moto. T'es aussi amochée que moi, pas vrai ?
Réussissant sans trop savoir comment à rentrer chez moi, je laisse tomber la moto dans l'herbe et me traine jusqu'à l'entrée, à bout de force. M'écroulant contre le battant, je me laisse glisser à même le sol. La porte s'ouvre, mais un voile flou s'abat sur mes yeux. C'est trop, je n'en peux plus.Ma chambre ? Qu'est-ce que je fais dans ma chambre ? Je m'assieds avec difficulté sur le bord du lit, quand une femme rousse au visage sévère rentre dans ma chambre. Oh, le cauchemar.
— M-Maman ?
— Comment tu te sens ?
— Ça... Ça va.
Un gros blanc remplit la pièce, et je fixe le mur en face de moi, mal à l'aise. Ses yeux verts me fixent, semblant me transpercer de part en part. Elle va partir sans dire un mot et...
— Je n'aurais pas dû te mettre à la porte.
J'écarquille les yeux sous le coup de la surprise. Quoi ? J'ai... J'ai un trauma crânien ? Est-ce qu'elle a réellement dit ça ? Ou est-ce que je suis mort ?
— Tu te sens bien, Maman ?
— Je... Je sais que je me suis mal comportée avec toi, j'ai tout fait de travers. Je n'aurais jamais dû te dire tout... tout ce que je t'ai dit. Que s'est-il passé ?
— Je... J'ai fait une course avec un mec. Sa Mercedes m'a percuté exprès, puis d'autres gars sont sortis et... Ils m'ont... tabassé, je n'ai pas pu répliquer. C'était des connaissances d'Adino, c'est lui qui les a envoyé.
— Tu crois que tu as des os cassés ?
— Non, je ne pense p...
— Je peux t'emmener aux urgences, je...
— Je vais m'en sortir. Maman, pourquoi t'es soudainement comme ça avec moi ?
— Parce que je... En te voyant comme ça, je me suis rappelé le petit garçon qui jouait, par terre, avec ses voitures. Et... Je me suis rendue compte que je n'avais qu'un seul fils. Oh, je suis désolée, Kelan...
Elle s'assied près de moi et me prend dans ses bras. Je...je vais vraiment chialer pour ça ? Oh, merde. Les larmes se mettent à couler à flot sur mes joues, s'écrasant sur le chemisier blanc de Maman. Quelques minutes plus tard, je sèche mes larmes. Elle se lève, passe une main dans mes cheveux et s'arrête sur le pas de la porte.
— Repose-toi, tu en as besoin. Ne fais rien qui puisse t'incriminer, je m'occupe de tout. Et... si tu as besoin de quelque chose, n'importe quoi... viens me voir.
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One More Hope
Fiksi RemajaOriginaire de Chicago, Kelan a déménagé l'année suivant la mort de son père. Depuis, il reconstruit progressivement sa vie à New York, où il vit seul avec sa mère tout en essayant d'éviter les problèmes. Mais chassez les ennuis, ils reviennent au ga...