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Je reste assise de longues minutes, la lettre serrée dans ma main. Je reviens au présent lorsque trois coups sont frappés à la porte. Je dis au visiteur d'entrer et vois apparaître la tête de Georges par la porte entrebâillée.

- Je peux entrer un instant ? J'aimerais discuter avec vous un instant.

- Je vous en prie.

Il entre et referme la porte. Une fois assis dans le fauteuil devant la fenêtre il se racle la gorge.

- Je dois vous raconter la légende qui circule au sujet de ce château et plus particulièrement au sujet de l'un de mes ancêtres. Il paraîtrait que mon aïeul, le marquis Alexander Winchester, est tombé amoureux d'une femme apparue sur son domaine comme par magie. Lors de son séjour, ils se sont aimés passionnément. A tel point que lors du départ tout aussi mystérieux de cette inconnue, il l'a recherchée sans relâche pendant des mois. Le fait qu'il ne l'aie jamais retrouvée s'expliquerait par le fait que cette femme venait du futur. Il a alors laissé un message dans un coffret pour que ses héritiers se le transmettent jusqu'en septembre 2019, date à laquelle une femme du nom de Rose Deschamps née à Paris le 13 octobre 1989, viendrait visiter ce château. Tout le monde croyait qu'il avait perdu l'esprit mais personne n'a osé faillir à sa demande. Ces derniers mois, un employé indélicat a ébruité cette histoire et plusieurs femmes se sont présentées comme étant la fameuse Rose. Ce que tout le monde ignorait c'est qu'une autre lettre m'était destinée avec une description précise de cette femme et de que vous porteriez. Je ne vous ai pas tout de suite reconnue et lorsque vous m'avez dit votre nom je vous ai prise pour une nouvelle affabulatrice. Je vous prie de m'en excuser.

Lorsqu'il finit son monologue je reste immobile en le fixant. Je suis encore hébétée par tout ce que je viens de découvrir. L'amour du marquis, ses recherches pour me retrouver, la volonté de me confesser son amour à travers les siècles. Il ne m'a jamais oubliée. Et moi, arriverai-je à reprendre le cours de ma vie après ce que j'ai vécu ?

- Je vous remercie de m'avoir raconté cette légende. Et merci de m'avoir donné ce courrier.

- Je n'ai fait que respecter les volontés de mon aïeul. Le dîner sera prêt dans une demi-heure, il sera servi dans la salle à manger. Je suppose que vous saurez retrouver votre chemin.

- Merci mais je n'ai pas très faim. Je pense que j'ai surtout besoin de repos. 

- Comme il vous plaira. Si jamais vous avez un creux pendant la nuit, allez vous servir dans la cuisine. Je vous verrai peut-être au petit déjeuner dans ce cas.

- Merci pour tout.

Georges se tient déjà dans l'encadrement de la porte.

- De rien.

Je regarde la porte se refermer doucement. Je vais m'allonger sur le lit et me roule en boule sous les couvertures. Je me remets à pleurer. Alexander est mort. Depuis plus de deux siècles. Je ne le reverrai plus jamais.

Je pleure longtemps et finis par m'endormir épuisée. Mon sommeil est agité peuplé de rêves dans lesquels j'essaie d'atteindre Alexander alors qu'une force surnaturelle l'entraîne loin de moi.

Je me réveille aux premières lueurs de l'aube. Je repousse les couvertures et me dirige vers la fenêtre. La roseraie a disparu mais le parc reste magnifique.

Je quitte la chambre sur la pointe des pieds et descends au rez-de-chaussée. Je me dirige vers la bibliothèque et me glisse à l'intérieur. Ici le décor a à peine changé. Je me revois plaquée contre les étagères pendant que le marquis me faisait l'amour. Je détourne le regard et me dirige vers la porte-fenêtre que j'ouvre avant de me glisser à l'extérieur.

Je marche le long des allées que j'avais l'habitude d'emprunter. Je regarde dans la direction du banc de pierre qui était autrefois entouré par la roseraie. C'est ici que Cecily et moi avons appris que le marquis donnait son accord pour son mariage avec le duc.

Mes pas me mènent alors à l'orée du bosquet d'arbres. Sur la droite il y a encore des buissons semblables à ceux derrière lesquels le marquis m'avait entraînée pour faire l'amour.

Je me retourne vers le château et mes promenades quotidiennes accompagnées du marquis me reviennent en tête. C'est lors de ces moments que nous avons appris à nous connaître. J'aurais aimé pouvoir les revivre.

Je continue ma marche jusqu'à l'entrée du bosquet sur le côté qui forme une petite colline. Je retrouve l'arbre au pied duquel je me suis endormie deux fois. Je m'adosse à son tronc et regarde à nouveau le château.

Je sens à nouveau les larmes couler le long de mes joues. Décidément depuis mon retour je ne m'arrête plus. Qu'est-ce que je veux ? Je ne sais pas.

Je me laisse glisser le long du tronc. Une fois assise je ferme fort les yeux. Je vais laisser le hasard choisir pour moi.

Lorsque je rouvre les yeux, je suis toujours en 2019. Et je ne sais pas si j'en suis heureuse ou pas.

Je me remémore les fois où j'ai voyagé dans le temps. La première fois je désirais ardemment voir ce château tel qu'il était autrefois. La dernière fois je voulais laisser le marquis vivre sa vie et fuir la souffrance de le voir en épouser une autre.

Alors cette fois ci je dois faire un choix. Est-ce que je veux reprendre le cours de ma vie et garder précieusement au fond de mon coeur les moments que j'ai vécus ici ? Ou est-ce qu'il m'est impossible de m'éloigner de ces personnes que j'ai appris à aimer ? Est-ce que je serai capable de partager l'homme que j'aime avec une autre ?

Je dois peser le pour et le contre. Manifestement, vivre sans le confort moderne ne sera pas un problème puisque je m'y suis déjà accoutumée. Je n'aime pas mon travail dans lequel je m'ennuie. Je n'ai presque plus de famille, et n'ai que de rares contacts avec celle qu'il me reste. Voilà en ce qui concerne le présent.

Si je retourne là-bas je devrai vivre éternellement cachée. Le marquis ne pourra pas assumer notre relation, d'autant plus qu'il sera marié à une autre femme.

Soit je reste et j'essaie de tourner la page. Soit je repars et je retrouve l'homme que j'aime marié à une autre. Mais il y a aussi Cecily que je considère comme une véritable amie, une soeur. Et James qui est si gentil. Et la marquise qui a été si gentille avec moi. Si je reste je retrouverai mes amies. Je pourrai enfin avoir le courage de quitter cet emploi que je déteste et enfin donner suite à mon rêve de partir vivre dans un autre pays.

Ça doit faire plus d'une heure que je suis assise là à réfléchir. Mais ma décision est enfin prise. Soudain je suis prise d'un vertige. La tête me tourne. Et c'est le trou noir.

Présent et passéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant