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- Mme Deschamps.

J'entends une voix qui m'appelle au loin.

- Mme Deschamps, vous m'entendez ?

Je fais l'effort de relever la tête et d'ouvrir les yeux. Je cligne plusieurs fois des paupières avant d'y voir clair.

Mon pauvre coeur manque un battement lorsque je découvre Alexander agenouillé à côté de moi.

- Nous vous avons cherchée partout. Votre bus a dû repartir sans vous.

Je le regarde sans comprendre avant de remarquer plusieurs choses qui ne vont pas.

La couleur de ses yeux n'est pas la même. La voix non plus ne colle pas. Le bruit d'un moteur de voiture pas loin. Lorsque je regarde le château, l'immonde annexe servant de boutique est là.

Je suis de retour. Ou plutôt, je me suis réveillée de mon rêve. Tout ceci n'était qu'un rêve. Pourtant mon coeur reste meurtri. Peut on avoir un chagrin d'amour pour quelqu'un que nous avons rêvé ?

- Je vous aide à vous relever. Vous n'avez pas l'air dans votre assiette. Le château a déjà fermé ses portes mais je vous emmène dans les appartements privés de la famille où vous pourrez vous rafraîchir un peu.

Je prends la main qu'il me tend et le suis jusqu'au château. La belle roseraie a disparu et une simple pelouse s'étend de part et d'autre de l'allée centrale.

- Est-ce qu'une roseraie a existé à cet endroit ?

Georges, l'homme que j'avais giflé lors de mon arrivée, me regarde surpris.

- Oui en effet. Cependant cela fait à peu près un siècle qu'elle a disparu.

Je me contente de hocher la tête et le suis en silence vers une porte fenêtre. Nous entrons et je me retrouve dans la bibliothèque. Malgré quelques différences, je reconnais sans peine la pièce où j'ai passé plusieurs heures dans mon rêve.

- Cette partie du château est totalement privée. Je vous emmène dans mon bureau, j'ai besoin de voir certains détails avec vous.

- Je vous suis.

Nous quittons la bibliothèque et nous dirigeons vers l'ancien bureau du marquis. Lorsque je pénètre dans la pièce je constate qu'elle est totalement différente de ce dont j'ai rêvé.

Tout y est extrêmement moderne, du bureau de verre au Macbook posé dessus.

Il m'invite à m'asseoir sur le fauteuil face au bureau et s'installe face à moi après avoir récupéré une petite boîte dans une armoire fermée à clé.

- Tout d'abord j'ai besoin de vérifier votre identité. Pouvez vous me donner votre nom ainsi que le lieu et la date de naissance.

Je suppose que c'est le guide qui lui a donné ces informations si jamais il me retrouvait dans le château.

- Je m'appelle Rose Deschamps et je suis née à Paris le 13 octobre 1989. Je peux vous montrer ma carte d'identité.

Sans attendre de réponse je prends le document dans mon sac et le lui tends.

- Parfait. Je vais vous demander de me suivre.

Nous nous levons et je le suis dans le couloir. Nous prenons un escalier anciennement réservé aux domestiques et parvenons au premier étage. Nous nous arrêtons devant une porte qu'il ouvre avec une clé et se pousse afin que je puisse regarder à l'intérieur.

- La chambre rose.

Je murmure ces mots avec stupeur en découvrant ma chambre. Celle dont j'ai rêvé. Celle où j'ai laissé un peu plus tôt celui que j'aime.

Un vertige me prend et je me retiens au chambranle pour ne pas tomber.

- Je vous laisse vous reposer ici un instant. On m'a également demandé de vous remettre ce coffret.

Il glisse entre mes mains la petite boîte sculptée qu'il avait prise un peu plus tôt. Je la prends machinalement et le regarde s'éloigner dans le couloir.

J'entre dans la chambre et fais quelques pas afin de me familiariser avec les lieux. Le mobilier n'est pas tout à fait le même. Cependant, le papier aux murs représente toujours des bouquets de roses. Des lampes de chevet ont remplacé les bougeoirs sur les tables de nuit. Je vais à la fenêtre et le point de vue est le même.

Ai-je vraiment rêvé ?

Je vais m'asseoir sur le lit et reste ainsi de longues minutes les yeux perdus dans le vague. J'ai du mal à ordonner mes pensées. J'ai du mal à accepter que ce que j'ai vécu n'était qu'un rêve. Tout me semblait si réel. Et cette douleur qui tiraille mon coeur est bien réelle, elle. Peut on avoir un chagrin d'amour à cause d'un rêve ?

Je m'allonge sur les couvertures mais me redresse aussitôt. Mon appareil photo. Je vais le récupérer dans mon sac à main. Je fais défiler les photos. La vérité est là sous mes yeux. Les photos que j'ai prises dans cette chambre. Alexander qui dort dans mon lit, Alexander et moi qui sourions à l'objectif, Alexander de dos, nu, qui regarde par la fenêtre. Je n'ai pas rêvé.

Une joie immense me submerge en ayant la certitude que je n'ai pas rêvé tous ces moments que nous avons partagés. Mais aussitôt la douleur revient. Nous ne nous reverrons plus. Plus que la classe sociale, nos origines ou l'opinion d'autrui nous séparent désormais. Deux siècles se dressent désormais entre nous.

Les larmes me montent aux yeux mais je refuse de les laisser couler. J'ai besoin de faire le point.

En résumé, je suis venue ici en visite avec un groupe. Je me suis endormie au pied d'un arbre. A mon réveil j'ai fait un bond dans le temps et ai atterri chez Alexander et Cecily. J'y suis restée quelques mois. J'ai aidé la marquise à reprendre des forces, Cecily à avoir l'homme qu'elle aime et suis tombée désespérément amoureuse. Je suis partie en m'endormant à nouveau au pied de l'arbre. Alors que des mois se sont écoulés dans le passé, en ce qui concerne le présent, il semblerait que nous soyons le même jour.

Je sens une migraine tambouriner à mes tempes.

Mes yeux se posent sur le coffret de bois que m'a remis Georges. Je le prends et en examine les roses sculptées sur le couvercle. Un petit loquet lui sert de fermeture. Il semble être très ancien. Je l'ouvre avec précaution et regarde à l'intérieur. Une petite enveloppe y est dissimulée. Je la prends et l'examine de plus près. Un sceau de cire craquelée ferme l'enveloppe. Sur l'autre face, on peut distinguer mon prénom écrit.

Manifestement ce courrier m'est adressé. Je décachette l'enveloppe et en extrait le court courrier qu'elle contient.

Chère Rose,
Si vous lisez ce courrier cela veut dire que votre histoire est vraie et que plus de deux siècles nous séparent.
Avant de vous adresser ces quelques mots, je vous ai recherchée en vain pendant des mois après votre départ.
Je ressens le besoin aujourd'hui de vous dire ce que je n'ai pas réussi à vous dire lors de votre visite.
Le jour où je vous ai demandé de rester et d'être ma maîtresse, vous avez avoué être amoureuse de moi. J'aurais dû alors vous dire que je vous faisais cette proposition car je ne supportais pas l'idée de voir la femme que j'aime s'en aller.
Je dépose ce courrier chez mon homme de loi avec l'instruction stricte que ce coffret soit remis à Mme Rose Deschamps née à Paris le 13 octobre 1989 pendant son séjour dans ma propriété en septembre 2019.
Je veux que vous sachiez que jamais vous ne quitterez mon cœur.
Définitivement vôtre,
AW

Les mots se brouillent et les larmes coulent le long de mes joues.

Qu'ai-je fait ?

Présent et passéOù les histoires vivent. Découvrez maintenant