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Charlie emmena Florent dans une des salles de bain, il ne dit rien. Elle fouilla les placards à la recherche de quoi que ce soit pouvant l'aider à soigner le nez du pauvre garçon. Désinfectant, coton, calmant.
Elle entreprit de nettoyer la plaie, il grimaça quand elle passa le désinfectant sur l'arrête de son nez.
- Pardon, dit-elle.
- C'est bon.
- Ça te fait mal ?
- J'ai l'impression que quelqu'un s'amuse à donner des coups de marteau à l'intérieur de ma tête.
Il esquissa un mince sourire, Charlie se sentit soulagée. Elle lui tendit un cachet.
- Tiens ça devrait calmer la douleur un petit moment.
Il hocha la tête et avala le médicament. L'instant d'après Alec entra dans la pièce, il fit la grimace en voyant la tête de Florent.
- Il ne t'a pas raté, dit-il.
- J'ai l'habitude, lâcha Flo.
Il n'avait pas l'air très content qu'Alec soit là. Charlie continua de nettoyer la plaie, son estomac était encore tordu par la peur. Ses yeux s'emplirent de larmes malgré elle. Flo saisit sa main et plongea son regard dans le sien.
- J'ai dit à ton père que je veillerais sur toi, on va se sortir de là Charlie, je te le promets.
- Comment, ils ont une arme... et ils sont capables de tout, je l'ai vu dans leurs yeux. Ils n'ont peur de rien. Ils jubilent quand ils blessent les gens.
Elle se tourna vers Alec et reprit.
- Tu avais raison, depuis le début tu avais raison, tu le savais et je ne t'ai pas écouté. Je suis désolée.
Elle s'effondra en pleurs. Alec la rattrapa et la pris dans ses bras. Florent se releva et se regarda dans le miroir au-dessus du lavabo.
- En tout cas tu n'es pas très douée pour soigner des blessures, dit-il en inspectant son visage.
Elle avait entrepris de poser un pansement sur l'arête de son nez, mais tout semblait de travers. Elle quitta l'étreinte d'Alec pour faire face au garçon.
- La ferme Flo, dit-elle en séchant ses larmes, un semblant de sourire aux lèvres.
Elle quitta la pièce bien trop étroite pour trois personnes. Elle voulait voir Gabriel, elle ne voulait pas qu'il se sente seul dans ce terrible moment. Elle partit donc à sa recherche, laissant les deux garçons derrière elle. Il se trouvait dans la chambre où elle avait passé la nuit avec Alec. Il était assis à la fenêtre, le visage tourné vers le lac. Elle alla s'asseoir à ses côtés.
- Toi non plus tu n'as pas dormi ? demanda-t-il.
- Non, je n'ai pas pu.
- A chaque fois que j'ai voulu fermer les yeux, je revoyais tout ce sang qui coulait vers moi.
Sa voix se brisa sur les derniers mots. Elle lui prit la main.
- Alors toi aussi tu as vu ce qu'il s'est passé ?
Il hocha la tête, puis plongea son regard dans celui de la jeune fille. Il avait les yeux embués de larmes.
- Est-ce que ces images vont disparaître un jour ?
Elle aurait aimé le rassurer, lui dire que tout ça allait disparaître, s'effacer de sa mémoire un jour où l'autre. Mais elle n'y croyait pas elle-même.
- Je... je ne sais pas Gab. Je pense que ça ne disparaît jamais vraiment, ça prend simplement une forme différente.
Son reflet dans la vitre lui sembla prendre la forme du visage de Sam.
- Quel genre de forme ?
- Tu ne le reverras peut-être plus quand tu fermeras les yeux, mais quand ton regard ira s'égarer dans le vague, cette image se superposera à la réalité, quand tu feras des rêves elle viendra les transformer en cauchemar, et dans chaque souvenir elle s'immiscera afin que tu te rappelles ce que tu aurais pu faire et que tu n'as pas fait. Voilà ce que c'est de voir quelqu'un mourir.
Des larmes roulaient sur le visage de Gabriel, elle se rendit alors compte de ce qu'elle venait de dire. Son cœur se serra, ce n'était pas elle qui avait parlé, ses mots étaient ceux de Sam.
- Excuse-moi, je ne voulais pas dire ça.
- Ce n'est pas la première fois que tu vois quelqu'un mourir n'est-ce pas ?
Elle baissa la tête.
- Qui était-ce ? demanda-t-il.
- Mon frère jumeau, il s'appelait Samaël.
- Comment...
- On a eu un accident de voiture, je l'ai vu se vider de son sang avant de m'évanouir. A mon réveil il était mort, dit-elle sèchement.
- Pardon je n'aurais pas dû te poser toutes ces questions.
- Non... ce n'est rien. Quand le policier s'est écroulé hier, et que je le regardais se vider de son sang, c'était le visage de Sam que je voyais. Comme si j'étais bloquée dans une spirale infernale où tout se rejoue sans cesse.
- Au début, je ne voulais pas croire que tout ça était réel, commença-t-il. Je me disais que j'avais imaginé tout ça, que ce n'était pas Kyle qui avait tiré mais un autre homme. Mais maintenant que tout a été dit, la réalité ne peut plus s'effacer. Quand je regarde ce lac je vois l'homme debout, un trou béant dans la poitrine, et l'eau se teinte de rouge, tout devient pourpre. Et quand je ferme les yeux c'est pire. Comment fait-on pour vivre avec ça ?
- Tu penses à tous les gens que tu aimes et qui sont encore là pour toi. Parce que tu ne peux pas les abandonner, parce que partout où tu iras, il y aura toujours quelqu'un qui aura besoin de toi.
- C'est ce que tu te dis ?
- Entre-autre. Quand j'ai appris que mon frère était mort, j'ai bien cru que j'allais mourir de chagrin. Et pendant longtemps j'ai pensé à le rejoindre parmi les étoiles. J'étais perdu, Sam n'était plus là et je ne savais plus ce que je devais faire. Mais mon père était là lui, je ne pouvais pas l'abandonner alors que j'étais la seule chose qu'il lui restait. Je tenais parce qu'il était là, et il tenait parce que j'étais là. Et maintenant c'est pareil, je tiens parce que tu es là, parce Alec est là.
- J'ai besoin de vous, murmura Gab avant de poser sa tête sur l'épaule de la jeune fille.
- Et moi aussi j'ai besoin de vous.
- On se l'était dit, tous les trois on était destiné à se rencontrer, et pas question de se quitter. On restera ensemble.
- Jusqu'au bout du monde.
- Jusqu'au bout du monde, répéta-t-il.
Ces mots sonnèrent comme une promesse. Les paroles résonnèrent jusque dans le cœur de Charlie et elle se sentit un peu apaisée. Elle oublia tout ça, elle ne pensa plus qu'à Gabriel et Alec. À leurs sourires, à leurs regards et à leurs rires. Elle devait s'accrocher à ça. Elle devait s'accrocher à eux, à ce qu'ils représentaient pour elle.
- Désolé de ne pas avoir été là hier soir. Tu n'aurais pas dû être seul dans ce moment, dit-elle.
- Ce n'est pas grave. Toi et Alec, vous avez une relation différente.
- Non, ce... commença-t-elle en rougissant.
- Je ne suis pas aveugle Charlie. Je vois comment tu le regardes.
- Ça ne te dérange pas ?
- Non, Alec est mon meilleur ami depuis plus de dix ans, je n'ai jamais rien envisagé avec lui. Et toi bien que je te trouve très belle, tu n'en es pas moins une fille, dit-il en riant.
- Alec et moi nous ne sommes que des amis, finit-elle par dire.
- Il n'est pas exclu que des amis éprouvent du désir l'un envers l'autre.
Charlie rougit, elle n'avait pas envie de parler de ça mais en même temps elle voulait dire tout ce qu'elle pensait à Gabriel. Elle se trouvait toujours tiraillée entre deux choses. Mais elle avait peur qu'il n'en parle à Alec, et qu'alors tout s'efface, comme si rien n'avait jamais existé. Comme un caillou jeté sur le reflet que renvoient les eaux calmes, alors agitées de tremblements tout se brouille et disparaît.
- Je ne dirai rien, dit-il comme s'il avait lu dans ses pensées. Mais maintenant enfermé dans ce chalet j'ai la sale impression que notre temps est compté.
L'ambiance qui s'était allégée redevint alors pesante, étouffante. Ils étaient confinés ici soumis à la bonne volonté de June et Kyle.
- On va sortir de là un jour où l'autre, dit-elle.
- Je l'espère. Et puis, hier soir je n'étais pas seul, Nicolas était avec moi, une partie de la nuit.
- Il me semblait bien que tu lui plaisais.
- Peut-être bien. Il est venu dans ma chambre, il se tenait debout devant moi, l'air désespéré. Il a ôté ses vêtements tandis que je le regardais. J'étais allongé là dans ce grand lit, je me sentais si seul, alors je l'ai laissé se glisser sous mes draps. Dans ses baisers j'oubliais la solitude et dans ses caresses j'oubliais la peur. J'ai laissé ce désir primitif et bestial prendre le dessus afin d'oublier ce que j'avais vu. Chacun de nos soupirs n'était autre que des appels au secours. Accrochés l'un à l'autre pour chasser le désespoir. A peine eut-il fini, qu'il sortit de la chambre sans même prendre la peine de se rhabiller. Alors tous les sentiments que nous avions chassés ensemble revinrent à la charge, encore plus fort. Et cette fois ci, je n'avais plus rien pour les repousser.
Charlie resta bouche bée, elle ne s'attendait pas à ce que Gabriel lui dise ça.
- Est-ce que tu regrettes ?
- C'était un bon moment, un très bon moment même, ajouta-t-il avec un petit rire triste. Je ne regrette pas vraiment, et je ne lui en veux pas vraiment non plus. Il me plaisait aussi, avant cela, ses cheveux blonds et bouclés, ses yeux bleus comme l'océan, son visage angélique et je ne te parle même pas du reste. Il avait besoin de quelqu'un pour oublier et moi je ne voulais pas être seul. Alors on a fait ce qu'on avait à faire. Ce n'est pas la première fois que je passe la nuit avec un garçon qui le matin suivant disparaît. C'est un peu comme si je vivais entouré de fantômes. C'est pour cela que les amis sont si importants pour moi, Alec et toi aussi maintenant vous êtes les seules choses qui me paraissent réelles, je n'ai pas peur qu'un beau matin vous ayez disparu.

Gabriel ne s'était jamais livré à elle de cette façon-là, il avait le regard perdu dans le vague, et Charlie le vit, elle eut cette étrange impression de découvrir son visage pour la première fois, il lui fit penser à une statue grecque. A cet instant elle le trouva beau comme un dieu, étincelant dans sa véritable nature. 

- J'en viens à avoir peur de perdre tout ce que je touche. Je ne m'attache plus à personne. Je m'entoure de telle ou telle personne par crainte de me retrouver seul. Mais je sais qu'à n'importe quel moment ils peuvent s'envoler et devenir des fantômes à leurs tours. C'est comme ça que je fonctionne depuis plusieurs années maintenant. Sauf pour Alec, lui c'est différent. On est comme des frères, tandis que les gens disparaissaient lui était toujours auprès de moi. Puis tu es arrivée, et je ne sais pourquoi quand on a passé cette première soirée ensemble tous les trois, j'ai su que tu ne deviendrais pas un fantôme.
- Et tu as eu raison, dit-elle en l'embrassant sur la joue.
Il lui fit un sourire qui aurait fait tomber n'importe quel être humain, puis il l'embrassa sur le front et la prise dans ses bras. Elle se sentit bien, en sécurité, elle eut l'impression qu'aujourd'hui encore elle aurait pu grimper sur la barrière et sauter dans le lac.
- Qu'est-ce que vous mijotez encore tous les deux ? Lança une voix qu'elle ne connaissait que trop bien.
Elle se retourna, pour lui faire face. Alec se tenait appuyé nonchalamment contre l'encadrement de la porte.
- On fomente un plan pour s'échapper d'ici, dit-elle sur un ton ironique.
Alec ne sourit même pas, il s'approcha d'eux les sourcils froncés.
- Vous devriez faire attention à ce que vous dites, Kyle et June ont décidé de patrouiller dans les couloirs. Et Claire est une maîtresse dans l'art de fouiner partout alors ne dites pas n'importe quoi quand votre porte est grande ouverte. Une chance que ce soit moi qui vous ai entendus.
- Si tu nous avais écouté tu saurais que je disais ça pour plaisanter, rétorqua Charlie.
Elle était tout de même curieuse de savoir s'il avait entendu quoi que ce soit de leur petite discussion. Alec lui adressa un petit sourire en coin.
- Peut-être bien, mais moi je ne plaisantais pas, ils ont sûrement peur qu'on manigance quelque chose. Je voulais vous prévenir de faire attention.
- De toute façon on est cloître ici, sans rien à faire. Dit Gab en jetant un regard vers le lac. Si seulement ces fenêtres pouvaient s'ouvrir, je plongerais dans le lac et nagerais jusqu'au bout du monde.
- Tu me porterais sur ton dos ? demanda Charlie.
- Bien sûr princesse, dit-il en riant. Je suis votre chevalier.
Alec soupira et vint s'asseoir à côté de Charlie. Il regarda le lac, l'air nostalgique. Peut-être pensait-il à leur étreinte à lui et Charlie dans ces eaux troubles. Elle, pour sa part, ne pouvait s'empêcher d'y penser. Elle se mordit la lèvre comme pour contenir ses désirs. Allaient-ils avoir l'occasion d'être heureux à nouveau comme à ce moment-là ?
Elle baissa la tête.
- A quoi tu penses Charlie ? demanda Alec sans même la regarder.
- A rien de très important, répondit-elle.
Il tourna son visage vers elle, et planta ses beaux yeux émeraudes dans les siens.
- Si tu y penses c'est que ça doit l'être pour toi.
Elle haussa les épaules. Elle se demanda si son ami pouvait voir la tristesse qui envahissait son âme et le désir qui agitait son cœur. Et si lui ressentait quelque chose de ce genre pour elle. Elle avait beau se répéter que ce n'était pas le moment pour penser à ça, elle ne pouvait s'en empêcher. Et si Gabi avait raison, que leur temps était compté.
- J'aimerais que les choses soient plus simples... soupira-t-elle sans même y faire attention.
- Comme quoi ?
- Désolée je pense tout haut, dit-elle mal à l'aise.
- Si t'es pensées s'échappent c'est qu'au fond de toi tu as envie de les exprimer, dit Gabriel avec un clin d'œil.
- Vous êtes bien curieux tous les deux, lança Charlie.
- Et toi tu es bien mystérieuse, rétorqua Gab.
Elle leva les yeux au ciel, mais ne répondit pas.
- Le temps va nous paraître tellement long enfermé là, soupira Alec.
- Tu n'as qu'à dire que tu t'ennuies en notre compagnie, dit-elle.
- Ne te vexe pas pour si peu ma belle, ce n'était qu'une constatation, renchérit-il accompagné de son sourire de travers.
Elle lui tira la langue. Puis un silence s'installa et tous trois éclatèrent de rire. Sans vraiment savoir pourquoi, ils avaient juste besoin de se laisser aller, et d'oublier un peu cette ambiance pesante qui régnait ici. Pendant un instant ce fut comme si le soleil était apparu dans la pièce pour réchauffer leurs cœurs. Ils riaient et riaient encore comme si c'était le seul moyen qu'ils avaient pour repousser les ombres. Ils restèrent ainsi tous les trois à parler et à rire, comme si plus rien n'existait à part eux, comme si dans cette pièce les cauchemars n'existaient pas. 

Le cycle des âmes perduesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant