Chapitre 8 : Elena

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— Bienvenue à la maison, mademoiselle Westbrook, dit Michael, le majordome de la famille, d'un ton cérémonieux.

— Ce n'est plus ma maison, répond Elena.

Rien n'a réellement changé depuis la dernière fois qu'elle était ici. Toujours de grands espaces remplis avec peu de meubles. Le vestibule est le cœur du manoir, le point de rassemblement de toutes les pièces adjacentes. Le gigantesque lustre de cristal de l'entrée disperse la lumière du jour en milliers de petits faisceaux. L'escalier en acajou qui mène au premier des deux étages semble avoir été lustré récemment. Elena ne peut s'empêcher de fixer le sol en marbre un peu plus loin, des souvenirs venant l'assaillir sans qu'elle ne puisse les arrêter. La voix résonnante de sa mère sur le palier de l'étage vient la ramener au moment présent.

— Je suis ravie que vous soyez là ! s'exclame-t-elle. Nous avons beaucoup à nous dire.

— Tu sais que je n'aime pas qu'on me force la main, rétorque Elena en regardant sa mère descendre les marches de manière bien trop dramatique.

— C'est toi qui m'as forcé la main, ma chérie. J'essaye de te contacter depuis une semaine. Estime-toi heureuse que je n'aie pas fait irruption dans ta chambre.

— L'une de nous n'en serait pas ressortie vivante.

Sa mère lui lance son fameux regard désapprobateur. Elena est prête à parier qu'elle est en train de se dire que ce n'est pas une manière convenable de parler. Et Elena pourrait lui répondre d'aller se faire...

— Leopold, mon neveu chéri ! s'exclame-t-elle, obligeant Leo à rejoindre son étreinte rigide. Ça fait bien trop longtemps qu'on ne s'est pas vu.

— C'est bien vrai, Tantine Caro, répond-il avec le sourire le plus ouvertement hypocrite qu'Elena n'ait jamais vu.

— Ne m'appelle pas comme cela, enfin, trésor.

— C'est toi qui as commencé. Tu m'as appelé Leopold.

Mais Carolyn ne lui prête déjà plus attention. Elle demande à Michael de leur servir du thé et des muffins avant d'entamer sa marche jusqu'au salon. Elena et Leo échangent un regard exaspéré, puis en arrivent à la conclusion qu'ils sont censés la suivre. Ça ne fait que deux minutes, montre en main, qu'ils sont là et Elena a déjà des envies de meurtre.

Après avoir fait quelques pas, Carolyn passe une main sur son tailleur bleu marine pour ôter un pli imaginaire et elle se tourne vers eux. Elle a l'air de se préparer à faire une allocution présidentielle.

— J'ai été surprise d'apprendre que vous étiez tous les deux entrés à Huntington sans m'en parler, dit-elle finalement. Ce n'était pas nécessaire de passer par toute la paperasse, le concours d'entrée et l'entretien. Il suffisait de m'appeler et je vous aurais trouvé une place sur-le-champ.

— C'est bien pour ça que je n'ai rien dit, rétorque Leo en s'affalant sur un des fauteuils.

— Le but, c'était d'être traité comme n'importe qui d'autre, ajoute Elena. Je ne veux pas être la fille de la Doyenne, seulement une étudiante qui a mérité d'être là.

Sa mère ajuste ses lunettes sur son nez avec un soupir.

— Ce n'est pas une raison pour couper les ponts avec ta famille, Elena... dit-elle, plus comme un reproche qu'autre chose.

En réalité, c'est une excellente raison pour mettre de la distance entre elle et la dynastie Huntington. Et sa mère sait parfaitement qu'il y a d'autres raisons bien plus importantes. Mais Carolyn Huntington n'est pas du genre à laver son linge sale devant qui que ce soit. Il vaut mieux l'enfermer à double tour dans un placard sombre et jeter la clé.

— C'est pour ça que tu nous as fait venir ? demande Elena, irritée. Pour nous dire qu'on a eu tort de ne pas se faire pistonner ?

— Non, répond Carolyn avec un ton neutre. C'est à propos de la disparition de ton ami. David Langford.

Elle prononce le nom de David avec une pointe d'agacement et de mépris. Elle n'a jamais échangé plus de cinq mots avec lui, mais elle semble tout de même avoir une opinion bien arrêtée. Pourquoi s'embêter à faire preuve de nuance quand on peut juger injustement ? Michael vient déposer un plateau en argent, sur lequel ont été disposés trois tasses de thé et trois muffins, sur la table basse du salon avec la plus grande des discrétions. Il disparaît à la seconde où Carolyn lui dit que ce sera tout.

— Malcolm Roman m'a dit que c'est vous qui aviez découvert la présumée scène de crime dans sa chambre, poursuit la mère d'Elena. Il m'a aussi dit que vous étiez rentrés en forçant la serrure. À quoi vous pensiez, enfin ?

— À retrouver quelqu'un qui a disparu, répond simplement Elena.

Carolyn contourne le sofa pour prendre l'une des tasses.

— Ne joue pas à la plus maligne avec moi, soupire-t-elle. Tu as très bien compris ce que je voulais dire. Vous ne pouvez pas prendre des risques pareils. Peu importe la raison. Il faut laisser la police faire son travail. Je suis sûre que tout reviendra vite dans l'ordre.

— Tu ne veux pas qu'on prenne de risques ou tu ne veux pas qu'on mette en danger la réputation de ton école ? Une disparition est déjà suffisamment problématique, il ne faudrait pas que des étudiants, des membres de ta famille qui plus est, créent un plus gros scandale. C'est bien ça, non ? Les secrets doivent rester où ils sont.

— Tu déformes mes propos. Ce n'est pas une simple question d'image, Elena.

— Tout est une question d'image avec toi.

Elena entend Leo gigoter nerveusement près d'elle. Il se lève du fauteuil pour s'approcher d'elle, comme un enfant qui vient discrètement dire à sa mère qu'il a besoin d'aller aux toilettes.

— Je vais vous laisser profiter de cette réunion mère/fille un peu gênante, chuchote-t-il, pas si discrètement que cela. Si tu me cherches, je serai en train de jouer à Candy Crush dans la limousine.

Leo regarde ensuite Carolyn, la bouche ouverte comme s'il allait dire quelque chose. Mais il finit par se raviser et attrape deux muffins sur le plateau.

— Tu ne vas pas manger le tien ? demande-t-il, ce à quoi Elena répond avec un regard noir. Ce n'est pas trop le moment, c'est vrai. Je vais seulement... Au revoir.

Carolyn le regarde traverser le salon à la hâte, toujours aussi impassible.

— Passe le bonjour à ta mère, dit-elle avant que Leo n'atteigne la double porte d'entrée.

— Ta sœur te déteste, répond Elena à sa place. Elle ne veut pas de ton bonjour.

— Ne sois pas discourtoise, ma fille. Je ne t'ai pas élevée de cette façon.

— Tu ne m'as pas élevé du tout. Tu as laissé cette sale besogne à papa et aux employés de maison.

Sa mère repose sa tasse de thé sur le plateau assez brutalement. Elle semble enfin montrer une once d'émotion. Elle n'a donc pas été remplacée par un robot, c'est bon à savoir. Elena soutient son regard en attendant un nouveau reproche.

— Rien ne sert de ressasser le passé, Elena, dit-elle en prenant les mains de sa fille dans les siennes. Ce qui importe, c'est que tu ne te mettes pas en danger inutilement. Alors, reste loin de toute cette histoire. Pour ton bien. Contrairement à ce que tu crois, tout ce que j'ai toujours fait était dans ton intérêt. Je ne veux pas te voir souffrir.

C'est trop tard pour ça. Mais Elena se contente d'opiner de la tête pour donner l'impression à sa mère que son petit discours a fonctionné. Elles échangent quelques banalités avant qu'Elena ne prétexte un devoir urgent à rendre pour le lendemain.

En traversant le vestibule, Elena se demande si elle remettra à nouveau les pieds dans sa maison d'enfance, après aujourd'hui. Une partie d'elle espère que non, car chaque recoin s'accompagne d'un souvenir douloureux. Et elle ne peut pas se laisser s'engouffrer dans les ténèbres. Pas encore.

La main sur la poignée de la porte, Elena entend un bruit sourd au-dessus de sa tête, puis un grincement de parquet. C'est curieux... La femme de ménage ne vient que le matin et aucun autre membre du personnel n'est autorisé à monter à l'étage. Elle tend l'oreille pour repérer un autre bruit, mais rien ne vient. Elle l'a peut-être tout simplement imaginé.

Et tous les démons sont iciOù les histoires vivent. Découvrez maintenant