Et tous les démons sont ici

Chapitre 11 : Elena

PARTIE III : « Il y a quelque chose de pourri au royaume du Danemark »

DEUX ANS PLUS TÔT

Si Elena entend encore une fois quelqu'un lui dire "Toutes mes condoléances", elle risque de crier de toutes ses forces. Elle sait que tout ce beau monde veut se montrer compatissant et courtois, mais elle ne peut plus supporter toute cette pitié. Elle ne la mérite pas. S'ils veulent réellement s'apitoyer sur le sort de quelqu'un, ils n'ont qu'à lever les yeux vers le grand cercueil qui se dresse à l'autre bout de l'église. C'est Anthony qui a perdu la vie. C'est lui qui ne pourra plus jamais se montrer compatissant ou courtois envers qui que ce soit.

Cela fait maintenant deux semaines que son corps a été retrouvé dans la petite cour qui longe la maison des Lawson, une mare de sang autour du crâne. C'est le jardinier qui a fait cette découverte macabre au petit matin, mais Elena suppose que toute la famille d'Anthony a vu son corps inerte avant qu'il ne soit emmené par la police. Quelques jours plus tard, les indices ont permis de déclarer sa mort comme étant un suicide. Anthony était quelqu'un de très négatif, qui faisait souvent des blagues sur la manière dont il pourrait mourir. Elena refusait toujours de répondre à ses suppositions morbides. Que serait le plus douloureux ? La pendaison ou la noyade ? Je pense que je préférerais la pendaison. Ce serait plus rapide. Finalement, c'est une chute mortelle qui aura eu raison de lui.

Elena sortait avec Anthony depuis presque un an et demi, depuis le jour où ils se sont retrouvés forcés de travailler ensemble pour une présentation de groupe en cours d'Histoire. Il y a plus romantique comme premier rendez-vous que des recherches sur la Seconde Guerre Mondiale, mais ça ne les a pas empêchés de finir la soirée par un baiser. À vrai dire, l'attraction entre eux était inévitable. Elena s'est surprise plusieurs fois à regarder son visage angélique du coin du regard, avec ses fossettes, sa barbe de trois jours et ses cheveux blonds ébouriffés. Elle se croyait discrète, jusqu'à ce qu'Anthony lève ses grands yeux bleus vers elle pour lui dire que lui aussi la trouvait magnifique. Il s'en est suivi une relation tout droit sortie d'une comédie romantique, avec des moments de bonheur intenses, des querelles tout aussi intenses, puis des réconciliations. Mais surtout, des sentiments d'une force inexplicable. Désormais, il ne reste plus rien de tout cela. Tout s'est évaporé.

La cérémonie se déroule comme la scène d'un film, auquel Elena n'a pas l'impression de participer. Les larmes se déversent autour d'elle tandis que plusieurs proches d'Anthony se relaient au pupitre pour prononcer des éloges funèbres, chacun plus émouvant et déchirant que le précédent. Elena s'est vue offrir l'opportunité de parler à l'enterrement, étant donné qu'elle était l'une des personnes les plus proches de lui à sa mort, mais elle a refusé presque instantanément. Elle n'aurait jamais eu la force de se tenir devant toutes ces personnes, dont la plupart sont des membres de la famille qu'elle n'a jamais rencontrés, pour dire qu'Anthony repose en paix dans un endroit bien meilleur. Ce n'est qu'un ramassis de conneries. Il n'y a pas de seconde vie dans un lieu paradisiaque. Une fois que vous êtes mort, il n'y a plus rien du tout. 

Marissa, la mère d'Anthony, est la dernière à dire quelques mots. Elle évoque plusieurs anecdotes sur l'enfance de son fils unique, les mêmes anecdotes qu'Elena a entendu lors des dîners chez les Lawson. Anthony qui construit des châteaux forts partout dans la maison pour jouer au chevalier. Anthony qui s'est cassé le bras après être tombé du haut de l'aire de jeux en testant sa théorie selon laquelle il pouvait voler. Anthony qui voulait être médecin depuis qu'il avait reçu la trousse du parfait docteur à son cinquième anniversaire. Elena aimerait pouvoir verser des larmes, imiter le comportement normal de quelqu'un qui assiste à l'enterrement d'un proche parti trop tôt. Même David, qui est assis à ses côtés, est en train de sangloter. Mais elle a déjà bien trop pleuré, des nuits entières à s'apitoyer sur son sort et à se sentir coupable. Ses glandes lacrymales doivent être aussi épuisées qu'elle.