Chapitre 41 : Elena

158 25 15
                                    

Et maintenant, le point final. Elena a passé des jours à se torturer l'esprit pour que chaque mot, chaque phrase, chaque virgule soit bien placé. Écrire. Effacer. Écrire. Effacer. Encore et encore. Il s'agit sûrement de la chose la plus difficile qu'elle ait eu à faire. Et cela en dit long quand on sait ce qu'elle a vécu durant ses dix-neuf années sur cette terre. Elle finit par obtenir une version satisfaisante après un nombre incalculable de tentatives. Elle prend le plus beau stylo à plume du bureau au rez-de-chaussée du manoir et elle se lance dans la rédaction à la main.

Elle couche toute la vérité au sujet de la mort d'Anthony Lawson sur le papier. Enfin, la partie la plus importante. La dispute, la manière dont elle l'a poussé dans un excès de colère, la chute mortelle. Elle fait en sorte de ne pas impliquer sa mère et Richard, car cette confession est sa décision, pas la leur. Personne d'autre ne doit payer pour ses erreurs. Seulement elle.

La première copie de la lettre sera adressée au bureau du shérif. La seconde à la mère d'Anthony. Elle mérite de lire la vérité en privé afin de faire le deuil de son fils. Pour de bon, cette fois. Dans cette deuxième enveloppe, Elena glisse la bague d'Anthony, celle qui était accrochée autour de son cou depuis l'enterrement. Elle la portait comme un rappel de ce dont elle était capable, de la raison pour laquelle elle ne mériterait jamais vraiment d'être heureuse. Mais cela n'a pas d'importance, car elle n'en a jamais été digne. Quelque part, c'est un soulagement de détacher le pendentif. Et c'est un plus grand soulagement de signer les lettres.

Dès qu'elle en a l'occasion, Elena donne les deux enveloppes au majordome de la famille. Elle lui fait promettre de s'assurer personnellement que l'expédition se déroule sans problème. Michael acquiesce, puis quitte la pièce.


Elena reste assise plusieurs heures derrière le bureau en chêne, pensant à toutes les choses qu'elle aimerait pouvoir changer. Combien d'erreurs a-t-elle commis dans sa vie ? Serait-il possible de tout réparer ? Probablement pas. Elle est allée trop loin.

Elle regarde l'heure sur l'écran de son téléphone. Il est bientôt quinze heures. Si David a bien reçu son message, il ne devrait pas tarder. Étant donné qu'il n'a pas pris la peine de répondre, rien n'est moins sûr. Le seul moyen qu'elle avait de le contacter, c'était le numéro du téléphone prépayé avec lequel il parlait au fournisseur de drogues. Espérons qu'il soit encore en sa possession, car David est le dernier problème qu'elle doit régler avant de finir en prison.

À quinze heures et deux minutes, elle entend du bruit dans le jardin. Une branche craque et des feuilles bruissent. C'est David. Il est venu au rendez-vous. Elena se lève de sa chaise, attrape un objet sur le bureau, puis se dirige vers la porte-fenêtre.

Malgré l'approche du mois de novembre, la température à l'extérieur n'est pas si terrible. Avec seulement un pull blanc sur le dos, Elena parvient à ne pas frissonner. Peut-être que l'adrénaline qui traverse son corps en ce moment l'aide à se réchauffer. Au loin, elle voit une silhouette s'extirper des buissons en bordure de la propriété. Plus elle s'approche, plus le visage de David devient net.

Les deux ennemis marchent l'un vers l'autre jusqu'à se rencontrer près de la piscine creusée. La bâche n'a pas encore été installée, si bien que l'eau turquoise reflète les rayons du soleil. En levant les yeux vers David, Elena réalise qu'il a l'air bien plus exténué que ce à quoi elle s'attendait. Des cheveux en bataille, une barbe fournie et des poches sous les yeux. Maintenant, il sait ce que c'est de vivre une vraie vie de garçon disparu.

—    Je n'étais pas sûre que tu oses venir, dit Elena de manière détendue.

—    Je me suis dit que ce serait peut-être un piège, admet David, mais j'étais curieux de savoir ce que tu avais à me dire. Une dernière confrontation entre nous était inévitable.

—    Je n'ai pas appelé la police et je n'enregistre pas la conversation. Je veux seulement m'assurer que tu comptes partir très loin d'ici. Tu as eu de la chance de ne pas te faire arrêter à Huntington, mais la chance finit toujours par tourner. Saisie cette opportunité et fuis à l'étranger tant que tu le peux encore.

David plonge les mains dans ses poches et esquisse un petit sourire.

—    Tu as peur de ce que je pourrais dire à la police, pas vrai ? demande-t-il pour tester sa réaction. Tu m'as décrédibilisé à leurs yeux, mais il y a toujours un risque qu'ils m'écoutent. C'est la faille principale de ton plan, malheureusement.

—    Ça n'a pas d'importance, ment Elena. Tu peux dire tout ce que tu voudras, mais s'ils t'arrêtent, tu écoperas d'une lourde peine, quoi qu'il arrive. Tu as tout à perdre.

—    Mais ça m'apporterait une certaine satisfaction de te voir souffrir. Et je sais très bien que le meilleur moyen d'y parvenir, c'est de dénoncer ton cousin. Si Leo va en prison, lui aussi, ce serait une sacrée vengeance, tu ne crois pas ?

Malheureusement pour David, il a dit exactement l'opposé de ce qu'il aurait dû dire. Dès qu'elle entend le prénom de Leo, la colère incontrôlable qui sommeille en elle reprend le contrôle. D'un mouvement aussi rapide que possible, elle attrape le coupe-papier qu'elle a caché dans sa poche arrière. David n'a pas le temps de réagir avant que la lame ne se retrouve plantée dans sa poitrine. Elena la retire, puis la renfonce ailleurs, sans ménager sa force.

Trois coups de poignard plus tard, le corps de David s'écroule, tout droit vers la piscine. Lorsque son corps rencontre l'eau, Elena détourne le regard. Elle tremble de tous ses membres, et ses mains sont tachées de sang. Elle ne pensait pas être capable de le faire, mais son instinct protecteur est plus fort que tout. Inspiration. Expiration. Le coupe-papier heurte le sol dans un bruit métallique.

Après quelques instants, elle se sent capable d'affronter l'image macabre dont elle est l'auteure. Elle se tourne lentement vers la piscine. La suite se déroule à la vitesse de la lumière. Son cerveau acquiert les informations avec une seconde de décalage. Le liquide rouge mêlé à l'eau chlorée. David à l'agonie, mais encore en vie. Le pistolet dans sa main. Le coup de feu dans sa direction. Puis le deuxième.

Elena ressent une immense douleur la traverser. Elle baisse la tête pour voir l'étendue des dégâts. Deux plaies béantes dans son abdomen. Le sang qui s'échappe à toute allure. Le choc l'empêche de penser correctement. Elle sent tous ses muscles lui faire faux bond au même moment. Faire un pas lui semble insurmontable, mais elle essaye tout de même. Avant de le réaliser, elle finit par plonger dans la piscine contre sa volonté.

Elle se débat tant bien que mal pour rester à la surface. Un regard sur sa gauche et elle voit le visage inanimé de David. Il s'est servi de ses dernières forces pour l'abattre. Maintenant, il est mort. Et Elena ne parvient qu'à penser une seule chose : Je suis la suivante.

Face à la mort, n'importe qui d'autre serait effrayé. Elena est en paix. Malgré tous ses efforts, le sentiment de culpabilité qui la dévore n'aurait jamais disparu. Peut-être qu'il n'y avait qu'une issue depuis le début.

Elle sourit, puis se laisse sombrer dans les profondeurs.

Et tous les démons sont iciOù les histoires vivent. Découvrez maintenant