Chapitre 5

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L'assassin passa d'un abri à un autre avec toute la discrétion dont pouvait faire preuve un Chantelame. Ce village perdu au milieu des bois était de toute évidence bien mieux gardé que ce qu'on lui avait annoncé. Ici, pas de soldats abrutis par l'alcool ou la fatigue, ou de jeunes recrues inexpérimentées qu'on aurait placé là pour les punir. A la place se tenaient le long des fortifications de bois des hommes et des femmes attentifs, l'armure soigneusement entretenue et le regard vif.

Earin laissa un sourire carnassier flotter quelques instants sur son visage marqué par les cicatrices. Cela faisait des mois qu'il cherchait un véritable défi digne de ses compétences. L'Ombre lui avait bien proposé des contrats de moindre ampleur sur des petits nobles arrogants ou des enquêteurs insatiables, mais on n'engageait pas un Chantelame pour tuer un voisin gênant. Earin se considérait comme un artiste, avec une dague comme outil et le monde entier pour matière.

Enveloppé dans sa cape sombre, l'homme s'approcha un peu plus du mur d'enceinte, sans pour autant pénétrer le halo de lumière que projetaient les torches placées à intervalles réguliers le long du chemin de ronde. Ultya, la lune d'émeraude, était déjà haute dans le ciel et teintait la scène d'une irréelle lueur verdâtre qui se mêlait au rouge orangé des flammes. Dans la religion madorienne, on appelait cette lumière particulière Moek'Darak, l'étincelle de sève, et les paysans croyaient fermement que les plantes poussaient mieux en sa présence. Superstition ou pas, Earin n'en avait pas grand chose à faire. Il était ici pour faire couler du sang, et que le liquide soit rouge, vert ou bleu, il se répandrait de la même manière.

Rassemblant ses Souvenirs tout en fixant les environs dans sa mémoire, l'assassin commença lentement à cristalliser, plaçant sa création entre lui et les gardes qu'il voyait patrouiller. Il procéda par petites touches, formant le relief d'abord, puis ajoutant la végétation en longues nappes couvertes de rosée. Une image de cette taille nécessitait d'avoir atteint au moins le troisième grademais le plus difficile à reproduire restait cette satanée lumière qui tremblotait. Même Earin, un Chantelame tel qu'on n'en avait pas vu depuis dix générations et qui venait d'atteindre le septième grade, peinait à peindre la teinte exacte et le mouvement chaotique de la lumière des torches. Enfin, après plusieurs minutes tendues, il s'arrêta.

L'image qu'il venait de produire était presque identique au paysage qui s'étendait autour de lui. Seul un observateur averti et attentif aurait pu déceler un infime détail dénonçant la supercherie : les jeux de lumière sur l'herbe étaient trop rythmiques, pas assez imparfaits. Earin laissa échapper un grognement satisfait.

Pas mon meilleur travail, mais ça suffira.

C'est cet instant que choisit l'un des gardes pour s'arrêter, regardant le Chantelame droit dans les yeux. Un frisson incontrôlé parcourut l'assassin. Il avait beau savoir qu'il était parfaitement invisible, ainsi caché derrière sa Cristallisation qui ne renvoyait au soldat que les environs habituels, il était difficile de s'habituer à cette sensation. Un plaisir mauvais remplaça l'appréhension qui l'habitait quand Earin décida que cet homme serait le premier à mourir cette nuit. Puis, un cri résonna dans la nuit, venant de l'autre côté de la palissade :

- Donas, vient donc voir ça ! Y a un truc qui bouge dans l'herbe là-bas !

Ces idiots avaient donc trouvé son leurre. Parfait. Le dénommé Donas allait donc quitter son poste dans quelques instants pour ...

- Va chercher Ben au poste de garde, tu connais les consignes ! Faut que je reste ici quoi qu'il arrive, Horos ! répondit le garde en serrant plus fort sa lance, de nouveau attentif.

Par les Lames ! Était-il donc tombé sur le seul village dont l'entraînement des soldats aurait rendu jaloux un Haut-Né ? Pas étonnant que la paye soit si élevée ! Earin n'avait plus le choix.

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