Aldrianne essayait en vain de matérialiser le pont. Le Souvenir était pourtant là, suffisamment net pour permettre à n'importe quel Cristalliseur un tant soit peu compétant de travailler. Cependant, cela faisait une bonne heure qu'ils s'étaient arrêtés devant le fleuve sans que la jeune femme n'ait rien produit.
A côté d'elle, confortablement adossé à un saule, les bras croisés sur son long manteau coloré, Wektu la regardait s'énerver, son éternel sourire collé au visage.
- Tu sais, il y a un pont à une demi-journée en aval, ce serait peut-être plus rapide d'y aller à pied à ce rythme, non ?
Elle lui lança un regard noir et se détourna en jurant.
- Aldrianne, ma chère, tu sais bien que tu es moins efficace quand tu es en colère !
Pour toute réponse, la Cristalliseuse se baissa pour ramasser une motte de terre qu'elle lui jeta au visage. Wektu esquiva aisément le projectile avec un rire joyeux tout en se levant pour la rejoindre.
- Tu sais bien que je n'aime pas quand tu m'appelles comme ça, j'ai l'impression d'être l'une de ces vieilles dames d'Elthan, fit-elle en grommelant.
- Au moins, elles ont des Cristalliseurs compétents, ce qui n'est pas mon cas apparemment, répondit-il en ricanant.
Aldrianne se retourna en un éclair, saisit le jeune homme par sa cape et le projeta d'un geste fluide dans le fleuve en contrebas. Son infortuné compagnon atterrit dans une gerbe d'eau, ce qui lui arracha un éclat de rire. Elle s'empressa de mémoriser ses émotions, savourant chaque instant alors que Wektu s'escrimait à rejoindre la rive. Quand il y parvint enfin, elle lui lança :
- Tu aurais dû nager vers l'autre côté, tu n'aurais pas eu besoin de moi ! Encore une bonne histoire à raconter j'imagine ?
Le jeune homme rit à son tour, tout en retirant son manteau trempé pour le suspendre à une branche afin de le faire sécher.
- Si tu mettais autant d'énergie à faire ce satané pont, on serait déjà rendu à Mirya !
- Alors laisse-moi donc me concentrer, j'y suis presque.
Wektu rejoignit donc sa position contre l'arbre et entreprit de se changer, frissonnant légèrement dans l'air frais du matin. Soudain, l'air se mit à onduler devant ses yeux, formant d'étranges volutes qui se concrétisaient de plus en plus : Aldrianne était en train de Cristalliser. Au bout de quelques minutes, un pont de bois enjambait le fleuve sur une trentaine de mètres, soutenu par de robustes piliers s'enfonçant dans les eaux tumultueuses. D'où il était, le jeune homme pouvait apercevoir la petite statuette de bois qu'Aldrianne ajoutait toujours à ses créations.
- Déjà fini ? fit-il, en se relevant, véritablement surpris.
Lorsqu'on brisait la concentration d'un Cristalliseur, ce dernier devait reprendre la majorité de son travail depuis le début et Wektu doutait que leur échange ne l'ait pas distraite.
- Je t'avais dit que j'y étais presque, non ? Ramasse tes affaires, la route est encore longue donc il vaudrait mieux partir avant que la nuit ne tombe.
- Mais mon manteau n'est même pas sec ! geignit-il en désignant son vêtement qui gouttait toujours sur l'herbe humide.
- Il faut savoir ce que tu veux mon vieux, fit-elle en haussant les épaules, mais en tout cas moi je m'en vais.
Sur ce, elle ramassa le sac qu'elle avait laissé derrière elle et s'avança vers le pont d'un pas décidé.
- D'accord, j'arrive, maugréa le jeune homme, laisse-moi juste essorer un peu ma cape.
Quelques secondes plus tard, il la dépassa au bord de la structure tout en rangeant sa cape dans son sac. Il appréhendait toujours le moment où il devait utiliser une Cristallisation. Non pas qu'il n'ait pas confiance en Aldrianne, loin de là, mais poser le pied sur ce qui n'était encore que du vide quelques instants auparavant avait tendance à provoquer ce genre de sentiments chez les personnes normalement constituées. Il tapota distraitement le montant de bois, qui comme prévu, ne renvoya qu'un faible son à peine audible, la jeune femme n'étant pas un Murmicarion, capable de retranscrire les bruits à la perfection. Non, comme tous les Silumants, Aldrianne pouvait Cristalliser les éléments qu'elle avait vu et mémorisé. Ce pont par exemple, était la copie parfaite de celui qui enjambait le Rodgal à plusieurs centaines de kilomètres à l'est.
Comme d'habitude, ses appréhensions se dissipèrent lorsqu'il fit un pas sur sa création. Aussitôt, une vague de joie et d'amusement l'envahit et il se tourna, un large sourire aux lèvres, vers sa compagne qui attendait derrière lui :
- Tu l'as imprégné ?
- Oui, j'ai utilisé les émotions de tout à l'heure, mais j'y suis peut-être allée un peu fort, fit-elle, la mine soucieuse.
Cependant, lorsqu'elle s'avança sur les planches de bois, son visage s'éclaircit alors que son humeur se modifiait radicalement. En effet, cas assez rare pour être noté, Aldrianne était une Bi-Cristalliseuse, à la fois Silumante et Movatrice, capable de manipuler la Vue et les Emotions. Elle était ainsi capable d'emplir chacune de ses créations à partir de ses propres sentiments emmagasinés plus tôt.
Elle rejoignit donc Wektu qui se tenait déjà au milieu du pont et contemplait l'eau en aval de la construction. A cette période de l'année, le niveau était encore haut, mais dans quelques mois ce fleuve serait bientôt asséché par les vents ardents des Ros. Après quelques minutes de sérénité, ils décidèrent de repartir.
Ils s'étaient mis en route pour Mirya afin d'enquêter sur la Perte qui y avait eu lieu, à la demande du Mémoire Falkas d'Elthan. Aldrianne ne put s'empêcher de sourire en repensant au vieil homme grincheux. Falkas avait beau être âgé, il portait en lui une force impressionnante qui lui valait le respect de tous. Ou presque. Un pli soucieux barra son front avant que l'effet du pont ne parvienne à l'effacer à nouveau. S'il y avait bien deux choses qu'Aldrianne méprisait, c'étaient les hypocrites et les lâches, et ceux qui s'attaquaient aux Mémoires appartenaient aux deux catégories. Après quelques minutes de sérénité relative, ils décidèrent de repartir.
Plus loin, ils tombèrent sur un bûcheron qui s'affairait à l'orée des bois. L'homme, large d'épaules et couvert de sueur, vint à leur rencontre dès qu'il les aperçut.
- Vous devriez faire demi-tour dès maintenant ! leur cria-t-il tout en approchant.
- Pourquoi donc ? La route est impraticable ? Pourtant la saison est encore bonne, non ? demanda le Porte-Rêves.
- Aye, la saison est bonne, mais c'est pas ça le problème, c'est les bandits qui s'y sont installés !
- Des bandits ? firent Wektu et Aldrianne d'une même voix.
- Oui, un groupe de trois ou quatre individus qui pillent tous ceux qui ont le malheur de passer par là depuis quelques mois. Le Gouverneur de Mirya a bien essayé d'envoyer des hommes mais ils n'ont rien trouvé. Du coup, on m'a chargé de rester dans le coin pour prévenir les voy ...
- C'est fort aimable à vous, mais rassurez-vous, on va s'en charger, le coupa le jeune homme. Une lueur familière dansait à présent dans ses yeux, une lumière que sa compagne avait déjà vue trop de fois.
- Sans vouloir vous offenser, à moins que vous n'ameniez avec vous une petite armée, je doute que vous puissiez faire quoi que ce soit ! fit le bûcheron, son regard passant sur eux avec un dédain non dissimulé.
- Oh, mais j'ai bien mieux que ça, dit le Porte-Rêve en sortant sa cape de son sac tout en montrant la statuette que la Cristalliseuse tenait dans sa main.
Reconnaissant ces symboles, l'homme pâlit immédiatement et se mit à bégayer :
- Tou ... Toutes mes excuses, Monseigneur, Madame, je ... Je ne vous avais pas reconnus. Si je peux faire quoi que ce soit pour vous, dites le moi !
- Retournez à votre village et faîtes passer le mot : la route est de nouveau sûre.
Sur ce, Wektu dépassa le bûcheron et s'engagea sur le sentier qui traversait la forêt, un sourire narquois éclairant son visage, suivi de près par Aldrianne, laissant derrière eux un homme stupéfait.
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Porte-Rêves
Fantasy« Les souvenirs sont comme le sang, perds-en trop et l'obscurité t'ouvrira les bras. » - Proverbe Lakros - Wektu n'était pas prêt à oublier. Dans un monde où les souvenirs peuvent prendre vie et où la mémoire est une réserve de magie, l'oubli est la...