Prélude

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Come Back To Us - Thomas Newman
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3 mars 1946, Hambourg, Nord de l'Allemagne

À cette période de l'année, le soleil n'est pas encore assez présent et le givre matinal paralyse la grande ville portuaire de Hambourg. L'hiver laisse place au printemps mais le froid persistant engourdit mes doigts. Le vent frais souffle sur le pays et effleure mon visage découvert. J'aurais dû prendre des habits plus chauds... Je débarque dans la ville allemande pour la première fois depuis la fin de la guerre et laissez-moi vous dire que ce que je vois ne me laisse pas indifférente : les rues principales sont barrées par les nombreux gravas provenant des maisons bombardées qui ne tiennent même plus debout, le peuple hambourgeois est dévasté par les combats qui les ont secoués, l'atmosphère est pesante, sinistre voire, terrassante. L'Allemagne est à genoux, à terre. Ces gens ont été attaqué par mon pays et alliés. Je ne peux pas m'empêcher de me sentir coupable pour toutes ces atrocités qui, malgré moi, sont mutuelles aussi bien chez les vainqueurs que chez les vaincus. C'est dur de respirer, de vivre et de sourire lorsque l'on sait que des millions de personnes sont mortes pendant les conflits.

Des regards fielleux, anxieux et terrifiés, se posent sur moi tandis que je marche dans les rues en tentant d'éviter les débris, c'est un véritable champ de ruines. Je ne peux que les comprendre : c'était la guerre, autrement dit : la constante peur de mourir. Je connais ce sentiment par cœur étant donné que Londres, ma ville natale, a été bombardé également par les allemands. Nous avions dû fuir pour nous réfugier dans les campagnes anglaises, dépourvus de véritables ressources. Et maintenant que c'est terminé, le monde se reconstruit doucement et douloureusement mais les stigmates des conflits continuent de hanter les populations attaquées. Et je suis la première à en témoigner les dégâts : ma mère est morte, ensevelie sous notre maison familiale alors qu'elle me hurlait de m'enfuir. Je ressasse sans arrêt les images dans ma tête... Il ne reste plus que mon père et moi. Sa présence me manque terriblement. Si fort, que je garde avec moi le petit médaillon simple en plaqué or qu'elle portait autour du cou lorsque j'étais petite. C'est une manière de l'avoir tout le temps auprès de moi.

En descendant les rues d'un pas pressé, ma valise en mains, je le triture machinalement et balaie les lieux du regard, angoissée. Mon cœur tambourine tellement vite dans ma poitrine que ça m'en fait mal. Je suis censée retrouver mon père, responsable de reconstruire Hambourg, dans le centre-ville ou du moins de ce qu'il en reste. En parlant de mon paternel, c'est un haut gradé anglais qui a la tête sur les épaules et une haine profonde envers les anciens nazis. Il me l'a fait comprendre lorsqu'il m'a parlé pendant des heures des horribles choses que ces derniers avaient fait pendant la guerre. Nos amis juifs, Katrina et Joseph ainsi que leur petite fille âgée d'un an à peine, Helena, ont malheureusement péris à Auschwitz. Nous n'avons pas entendu de leurs nouvelles depuis leur déportation. C'est une triste et terrible conclusion. Hélas...

Les guerres ont détruit le monde et ses habitants.

Mon souffle effréné provoque un nuage de vapeur dans les airs glacials de la ville. Ce dernier s'envole dans le ciel et disparaît aussitôt. Lorsque j'arrive au point de rendez-vous, je reste sous le choc : la place principale n'est plus que ruines et désolation. Plusieurs habitants s'activent là, à l'aube et les plus costauds d'entre eux aident à retirer quelques décombres des routes afin d'en faciliter l'accès. J'aperçois enfin mon père au loin et presse le pas davantage, impatiente de me retrouver dans ses bras. Voilà plus de deux mois que nous nous sommes pas vus car un militaire est toujours en mission, n'est-ce pas ? Lorsque ses yeux noisette se posent sur moi, un large sourire illumine sa mine fatiguée, couverte de poussière.

— Gabriele !

Je m'élance vers lui et lui saute au cou en lâchant ma mallette en cuir, ne pouvant pas contenir ma joie plus longtemps. Ses bras s'enroulent fermement autour de moi alors que je me mets à pleurer à chaudes larmes, émue. La forte senteur de bière mêlée à celle, naturelle, de sa peau me rappelle la maison lorsque maman nous faisait des crêpes avec la cervoise du coin : pour faire lever la pâte me disait-elle.

Passion EnnemieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant