5. Curiosité mélancolique

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Clocks - Coldplay
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7 mars 1946, six heures et trois minutes

Voilà cinq jours que je suis arrivée dans la ville portuaire de Hambourg. Cinq jours que je cohabite avec Alexander et que mon père me laisse seule avec lui. Et pourtant, après avoir vu le germanique retirer un portrait du Führer, il est le premier à se méfier de lui mais décide tout de même de partir effectuer sa mission en ville, sans moi. Parfois je ne le comprends pas. Peut-être se dit-il que, finalement, cet homme n'a rien de menaçant ? Je suis perdue. Je perds le fil du temps et honnêtement, vivre dans une aussi grande demeure devient lassant. Mon petit chez-moi me manque mais il ne reste que cendres et décombres...

Aujourd'hui, je me suis levée la première. Quelques employés, y compris les chefs cuistots, m'ont croisée dans les couloirs et m'ont saluée d'un hochement de tête. Depuis que j'ai demandé à Alexander de les faire manger avec nous, ces derniers me voient d'un autre œil et c'est réciproque. Assise dans un canapé en velours rouge pourpre, j'observe le feu qui grignote les bûches dans le foyer. Puis la pluie torrentielle bat sur les vitres du salon et me berce. Oh que c'est agréable... Je suis fatiguée après une nuit très agitée : je n'ai fait que cogiter, me tourner et retourner dans mes draps en soie, assaillie par des souvenirs que j'aurais préféré oublier. Alors dès l'aube, je suis descendue, ensommeillée et le corps enroulé dans ma robe de satin. Être seule m'aide à apaiser mes nerfs, à calmer les battements de mon cœur qui frôlent la tachycardie à chaque instant où je ferme les yeux.

Je me suis réfugiée dans la grande salle qui détient le fameux plafond orné d'anges aux ailes déployées. Cette pièce me met à l'aise. Je m'autorise à me lever du sofa pour m'approcher de la bibliothèque en bois massif. C'est tout bonnement splendide. Puis je pars vers le piano et effleure les touches en ivoire du bout des doigts. Je souris, accablée par un sentiment de nostalgie. Lorsque j'étais plus jeune, ma mère m'a appris à jouer de cet instrument. Elle voulait faire de moi une musicienne hors-pair. En y repensant, mon cœur se serre douloureusement. Inconsciemment, j'ai pris place en face du piano et mes doigts hésitants parcourent le clavier sans pour autant produire une mélodie. Je me mords la lèvre inférieure en retenant un sanglot. Cette guerre m'a détruite. Mon monde s'est effondré petit à petit, morceau par morceau.

Pensant être seule, je me mets à jouer et aussitôt, les cordes vibrent, mes doigts s'activent et le piano produit une douce ballade qui accompagne celle de la pluie s'abattant sur le pays. Mes lèvres frémissent la mélodie hasardeuse alors que mon corps tout entier est contrôlé par cette dernière. Je me sens comme libérée d'un lourd poids qui pesait sur mes épaules. La peur, la haine, la tristesse, la colère et frustration. Ça me détruit depuis la fin de la guerre. Alors j'y mets tout mon cœur et laisse ces émotions me guider et animer mes doigts. Ils défilent sur le clavier avec rapidité et agilité. Je suis comme en transe, concentrée dans la tâche que je suis en train d'effectuer. Puis j'entends des bruits de pas et m'immobilise, le souffle coupé, aux aguets. On s'approche de moi, on m'épie longuement. Mon échine est parcourue de vifs frissons. Persuadée que quelqu'un me regarde, je décide de me lever d'un bond et de faire volte-face. C'est alors que mes yeux embués de larmes se posent sur Alexander.

Il me fixe sans ciller, là, dans la pénombre. Son visage est illuminé grâce à la lumière orangée du feu. Élégant comme toujours, il arbore un ensemble décontracté qui lui donne un air moins sérieux. Ses yeux bleu/gris me détaillent en silence, aucun de nous deux ne prend la parole. Un long moment s'écoule avant qu'il ne décide de s'approcher un peu plus. Je n'ose pas bouger, paralysée par le regard intense qu'il me jette. Je bats alors des cils pour chasser les larmes qui me brouillent la vue et relève la tête, le cœur battant la chamade. Dès lors qu'il arrive devant moi, je sens son souffle chaud s'abattre sur mon visage. Nos iris se heurtent et le temps se suspend et la Terre s'arrête de tourner. Sa bouche s'ouvre et se referme aussitôt, ses sourcils se froncent et le silence demeure. Toujours gênée d'être en robe de chambre devant un homme, je ne peux pas m'empêcher de cacher ma poitrine par réflexe.

Passion EnnemieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant