16. Heurts

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Circles - The Young Romans
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12 mars 1946, midi et demi

Le déjeuner est servi, les domestiques sont réunis autour de la table et discutent joyeusement. Je suis bien satisfaite d'avoir fait cette proposition lorsque j'en ai eu l'occasion. Des rires résonnent et une ambiance chaleureuse s'installe. Mais parmi tous ces sourires que les convives offrent avec allégresse, se trouve la moue énervée de mon père. Depuis que je l'ai défié tantôt, il n'a pas décroché un seul mot et mange à peine. Son assiette reste presque pleine et il picore, sélectionne et apporte le bout de la fourchette à sa bouche sans pour autant avaler ce qu'il y a dessus. Son expression est indéchiffrable, son regard impénétrable et il ne sourit pas. Ses lèvres pincées forment une ligne droite parfaite.

Je tourne légèrement la tête vers Alexander qui plaisante avec ses employés et semble passer un bon temps. Tant mieux après tout. Et moi, je tente de faire abstraction à la mauvaise humeur de mon paternel qui commence à atteindre mon moral. Certains employés me font des blagues, me font oublier à quel point ma vie est un vrai chaos et que mon cœur est partagé entre l'envie de vivre ma propre aventure et subir celle de mon père. Tiraillée et attristée, j'oublie presque de manger. Et pourtant, le repas de ce midi est délicieux, je vous assure ! Mais mon estomac, noué et retourné, refuse tout sauf de l'eau ou du vin rouge français. Ce breuvage me rappelle Anne. Elle qui adorait cet alcool à base de raisins...

Assis à mes côtés, Alexander me jette un coup d'œil inquiet. Discrètement, il pose une main sur ma cuisse en-dessous de la table et la serre gentiment. La chaleur de ses doigts m'enveloppe toute entière et un frisson remonte le long de mon échine. Mon cœur s'emballe douloureusement dans ma poitrine et mon souffle devient bref. Mon pouls tambourine dans mes oreilles. Rien qu'un simple toucher m'électrise. Son toucher. D'un froncement de sourcils, il me demande ce qui se passe. Je lui fais alors comprendre que ce repas n'a rien d'amusant pour moi. Je haïs être en froid avec mon père, la seule personne de ma famille qui me reste. Courage, tiens bon jusqu'au dessert... ! m'encouragé-je intérieurement.

Une fois le repas terminé, je m'enfuis rapidement dehors et profite des doux rayons de soleil chauds. Ceux-ci brûlent ma peau de porcelaine et provoquent une sensation de bien-être. Des bruits de pas résonnent derrière moi et j'espère qu'il s'agit de ceux d'Alexander. Hélas, non. La voix morne de mon père parvient à mes oreilles et j'hésite à me retourner. Tout mon être se tend comme un arc et m'indique qu'en ce moment intense d'aveux, je me trouve face à ma plus grande peur et que rien ne saurait m'en détourner. Peu importe les mots et expressions que je m'apprête à employer, je dois passer par là. Lentement, je tourne sur moi-même pour affronter mon père.

— Gabriele, j'ai à te parler.

Je serre les dents.

— Eh bien parle, qu'attends-tu ?

Il s'approche et soupire bruyamment comme pour me montrer son agacement. Lorsqu'il est assez proche de moi, il lève une main vers mon visage, je recule et le dévisage avec mépris. Ses yeux brillent d'une profonde déception. Je m'en veux aussitôt, mais il est trop tard pour revenir en arrière désormais. Il ouvre et referme plusieurs fois la bouche, ne sachant pas comment débuter la conversation que nous redoutions tant.

— Tu es déterminée à rester ici. Et je suis dans l'obligation de m'y opposer, commence-t-il.

Nous y voilà.

— Tu es ma fille, Gabriele. Je ne te laisserai pas seule dans un pays ennemi.

Je ris jaune. Il me regarde, incrédule.

— Seule ? Papa, tu le fais déjà ! m'emporté-je, les lèvres tremblantes. Tous les jours !

Il baisse les yeux pour contempler ses chaussures avec intérêt.

Passion EnnemieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant