XIV

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              Les rendez-vous médicaux spécifiques à la grossesse furent pris et Thomas commençait déjà à faire la liste des choses à faire avant l'arrivée du bébé. De son côté, Anna ne changea pas de comportement aussi bien chez elle qu'au travail. Tous les jours elle allait au lycée comme d'habitude, faisait cours comme d'habitude et corrigeait les copies comme d'habitude. Les vacances de Pâques arrivèrent avec le mois d'avril. La question de l'annonce de la grossesse à la famille arriva elle aussi. Thomas pensait qu'il serait bien de leur annoncer vite, en effet Anna avait de plus en plus de mal à fermer ses pantalons et ses robes ne tombaient plus aussi bien qu'avant. Anna ne voulait pas l'annoncer. Tant que cela restait un secret, elle pouvait agir comme si de rien n'était et elle était libre. Elle était libre de faire les choses à sa manière. Elle n'était pas obligée d'acheter des dizaines de choses totalement inutiles, elle n'était pas obligée de se toucher le ventre en permanence, chose qu'elle détestait faire. Elle pouvait parler d'autre chose que de bébé, layette, couches, accouchement et allaitement. Elle ressentait une profonde aversion pour tous ces sujets et refusait catégoriquement de les évoquer. D'une certaine manière, en ne s'impliquant mentalement pas dans cette grossesse, c'était comme si elle n'existait pas. Cependant Anna restait raisonnable et accepta d'annoncer sa grossesse aux familles et aux proches, elle ne voulait pas que sa mère lui fasse la tête parce qu'elle aurait découvert la grossesse toute seule. Ce fut Thomas qui se vit octroyer le devoir d'annoncer la bonne nouvelle. Il envoya un mail groupé à toute la famille, « Anne-Adèle et moi avons le grand bonheur de vous annoncer que notre foyer accueillera un nouvel arrivant au début de l'automne. » Une heure seulement après l'envoi de ce mail, tous les téléphones sonnèrent en même temps, une pluie de mail s'abattit sur l'ordinateur d'Anna. Épuisée par tous ces messages, elle éteignit son téléphone et son ordinateur sans même les lire et s'enferma dans son bureau pour corriger des copies, elle en sortie deux minutes plus tard en colère, elle n'avait plus de copies à corriger. Elle alla donc marcher seule dans la campagne, sans téléphone, sans rien. Elle marcha longtemps toute seule, en silence. Elle finit par s'assoir sur une petite butte en terre recouverte d'herbe d'un vert éclatant parsemé par des dizaines de boutons d'or. Elle s'arrêta de penser, ferma les yeux, contrôla sa respiration et sentit la douce chaleur du soleil de printemps qui se couchait sur sa peau. Elle arrêta tout le bruit de son âme pour écouter le silence de la nature. Les oiseaux chantaient timidement, ne sachant pas si le printemps était là pour de bon. Anna se coucha dans l'herbe et observa le ciel bleu taché par des dizaines de tous petits nuages blanc et cotonneux. Elle ferma les yeux, posa ses mains sur son ventre et resta là de longues minutes, sans bouger. Soudain, elle ouvrit les yeux, surprise. Les grillons avaient commencé à chanter. Alors elle repensa à cette soirée d'été ou Céline et elles s'étaient endormies observant les diamants de la voute céleste, bercées par le chant des grillons. Le souvenir de cette soirée aux allures de conte de fées attrista Anna. Qu'allait penser Céline ? Elle était la seule à avoir toujours défendue Anna quand elle disait ne pas vouloir d'enfant. Elle se sentait redevable envers Céline mais ne savait pas trop pourquoi. Après de longues minutes passées en silence, elle commença à caresser son ventre avec ses mains qui étaient restées immobiles. Elle dessinait de petits ronds avec douceur. Elle sentait au fond d'elle que cet être qui vivait là aimait ces caresses. « Salut bébé -commença-t-elle d'une voix mal assurée- il parait que je suis ta mère. Je dois t'avouer que je n'ai jamais voulu d'enfant et que cette grossesse est très difficile pour moi. Te sentir grandir en moi comme un étranger me fait ressentir des tas de choses que je croyais avoir enfouies à tout jamais. On va devoir rester comme ça, toi à l'intérieur de moi je veux dire, pendant encore quelques mois. Il va falloir que cette cohabitation se passe bien jusqu'à ta sortie. Mais là, quand tu seras dehors, on ne va pas se quitter, non. Il parait que les femmes ressentent l'instinct maternel tout de suite, ce n'est pas encore le cas chez moi mais ça viendra. Je vais devoir m'occuper de toi pendant plusieurs années. Je ne serais pas seule, Thomas, ton père, est et sera présent pour toi, pour toujours. Il t'aime tellement tu sais. Il lui a fallu du temps et de la persévérance pour que j'accepte de tomber enceinte. C'est grâce à lui que tu es là. Les médecins disent que tu comprends tout ce que je dis et tout ce que je ressens. Même si je n'ai pas ardemment désiré ta présence, tu es là, tu existes et je serai là pour toi. Je t'aimerai toujours, je ne sais pas encore si je t'aime déjà, mais je te promets que j'essayerai. Quand j'étais ado, j'ai beaucoup souffert parce que mes parents ne faisaient pas attention à moi, enfin... ils ne se préoccupaient pas de ce que je ressentais vraiment, de ce que je savais être bon pour moi. L'une des raisons pour lesquelles je ne voulais pas d'enfant est que j'ai peur ne rien avoir de bon à offrir. J'ai peur d'être une mauvaise mère. J'ai peur de ne pas voir quand tu iras mal, j'ai peur de te faire du mal par mes mots ou par mes gestes. J'ai peur de ne pas te donner les armes suffisantes pour combattre dans ta vie. Oui, tu vas te battre, le monde extérieur est intransigeant. Il va falloir que tu ne fasses pas mes erreurs. Tu vas devoir apprendre à ne pas te conformer aux normes que la société, ton milieu social t'impose en te disant que c'est comme ça et pas autrement que tu dois être. Si tu es une fille, tu pourras aimer le bleu, tu pourras aimer faire des travaux. Rien, absolument rien ne t'interdira de jouer au foot ou aux petites voitures quand tu grandiras. Si tu es un garçon, tu pourras porter du rose, tu pourras jouer à la poupée, tu pourras aimer faire de la cuisine, tu pourras te passionner pour la mode. Ou alors bébé, tu seras un enfant normal aux yeux de la société, peut être que tu correspondras aux normes, si c'est le cas, alors tant mieux ta vie sera plus simple, mais si ce n'est pas le cas, c'est très bien, tu seras une personne extraordinaire au sens propre du terme avec autant de valeur et de droits que les autres et ta vie sera pleine de surprises. Bonjour bébé, je suis ta maman et je t'aime. »
Anna se leva doucement et s'en retourna chez elle, silencieuse et apaisée.

Les GrillonsOù les histoires vivent. Découvrez maintenant