XIII

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                Elle n'était pas bonne en mathématiques mais elle savait compter, au moins jusqu'à vingt, ce qui est relativement pratique quand on est professeur. Une angoisse terrible lui sera le ventre. Cette angoisse tellement pénible qu'on a envie de la vomir pour qu'elle s'en aille. Cette angoisse qui prend aux tripes et qui empêche quiconque de dormir. Elle se leva, elle ne pouvait plus dormir, elle alla dans son bureau et commença à corriger des copies. Ses corrections étaient mécaniques, intransigeantes, ne laissaient rien passer, on avait l'impression que le stylo rouge glissait tout seul sur le papier. Anne-Adèle était devenue hermétique à tout, même les perles de ses élèves n'arrivaient pas à la sortir de cette torpeur dans laquelle elle était depuis maintenant 1h30. On était vendredi. Elle passa la journée mécaniquement, elle était à fleur de peau, elle ne supporta aucunes bavures, les punitions tombèrent comme des flèches. Un silence de mort régnait dans la classe, les jeunes avaient rapidement compris que leur professeure n'était plus aussi patiente que les jours précédents. Le soir elle rentra chez elle sans dire un mot. Comme un robot, elle fit un diner. Rangea la maison. Lança une machine. Continua de repeindre une chambre d'amis. Thomas ne disait rien, trop épuisé par sa semaine pour dire ou remarquer quoi que ce soit. Le lendemain, samedi, Anna alla en ville, elle avait pris un rendez-vous chez le médecin. En sortant, elle s'assit sur un banc dans un parc en face du cabinet. Elle fixait l'enveloppe de résultats que lui avait donnés la secrétaire en sortant. Elle n'osait pas l'ouvrir. Finalement, les mains tremblantes elle déchira le revers de l'enveloppe et lu le papier à l'intérieur. Huit semaines. La sentence était tombée. Le diagnostic était clair, net, il n'y avait plus de doute possible. Les larmes sortirent de ses yeux et coulèrent sans qu'Anna puisse les arrêter. Au bout de quelques minutes elle se leva, et alla faire des courses. Elle rentra chez elle l'esprit vide. Le soir dans son lit, elle posa ses mains sur son ventre, il était plat, il fallait en profiter, ça n'allait pas durer. Soudain un autre problème lui apparut, quand et comment allait-elle le dire à Thomas ? Elle tourna ce problème dans tous les sens et en arriva à la conclusion que de toute façon il devait le savoir et le plus rapidement possible. Il fallait maintenant qu'elle trouve le moyen de le lui annoncer, mais un problème persistait, elle ne voulait pas lui annoncer la nouvelle en personne ni être présente quand il l'apprendrait et elle ne voulait pas lui dire par téléphone. Quelques jours après, alors qu'elle regardait le courrier du jour, elle vit une lettre dont l'adresse paraissait avoir été écrite par un enfant qui apprend à écrire. Elle sourit, posa cette lettre sur le dessus de la pile et retourna au lycée. C'était un jeudi et elle ne reprenait les cours que vers 15 heures. Thomas rentra chez eux vers 17 heures, Anna devait rester au lycée pour régler un problème avec les parents d'une élève. Quand elle rentra chez elle vers 18h30, elle vit Thomas, debout dans l'entrée, dans son beau costume, un gros bouquet de roses rouges à la main et, posée sur la petite table, l'enveloppe ouverte. Un sourire radieux illuminait son visage, les larmes aux yeux, il embrassa Anna. Elle avait écrit la lettre de la main avec laquelle elle peinait à tenir un stylo, cela donnait la nette impression qu'un enfant était l'auteur de cette lettre. Cette dernière était écrite à la première personne. Le bébé, auteur de la lettre, annonçait à Thomas qu'il était là depuis quelques semaines déjà et qu'il l'aimait très fort. A aucun moment il ne faisait mention d'Anna. Thomas était tellement heureux et ému que sa joie rejaillit sur Anna qui se mit à sourire et à rire de bon cœur.
« - Mets ta plus belle robe, je t'emmène diner ! »
Anna montât se préparer dans leur chambre, mit une robe bleu marine et jaune qui soulignait sa taille fine et ses hanches souples. D'un geste agile et précis elle dessina un magnifique trait d'eyeliner sur ses paupières, mit une pointe de mascara et de rouge à lèvres, enroula ses cheveux en un chignon lâche, posa quelques gouttes de parfum sur son poignet qu'elle frotta à l'autre puis dans le cou. Thomas la regardait se préparer avec admiration, une question existentielle le torturait, comment Anna arrivait-elle à faire un trait d'eyeliner aussi parfait, sans trembler et sans en mettre dans les yeux ? Comme il ne parvenait pas à répondre à cette question de façon rationnelle et en conclut que sa femme avait un pouvoir magique donné par des fées une nuit de pleine lune. Le couple partit au restaurant joyeusement. Ils trinquèrent avec de l'eau à cette nouvelle vie qui s'annonçait. Ils parlèrent pendant des heures sans faire attention au goût de ce qu'ils mangeaient. En l'espace de quelques heures, la joie d'Anna était sincère. Elle ne pensait plus à rien à part à Thomas et au bébé. Pendant un instant, elle retrouva cette sensation de plénitude qu'elle avait quelques années plus tôt quand Thomas n'était rien de plus que son meilleur ami. Ils rentrèrent chez eux, poussés dehors par le personnel du restaurant. Le jeune couple s'endormit heureux et paisible.
Quelques heures plus tard, vers 5h00 du matin, Anna se réveilla en sursaut avec la même angoisse qu'une semaine plus tôt. Ne pouvant plus dormir, elle se leva et alla corriger des copies, mécaniquement, sans indulgences. Elle consulta sa boite mail. « Un message non lu ».
« Bonjour Anna,
J'espère que tu vas bien, que Thomas et toi ne vous êtes pas encore entre-tués à propos du choix de la couleur de la salle de bain. Je suis toujours en road-trip au US. J'en profite pour faire une grande mise au point personnelle et professionnelle. Je ne compte pas rentrer en France avant le début de l'été. Je vois tous les jours des paysages merveilleux, le monde est tellement beau !
Bon je ne vais t'ennuyer plus longtemps.
Je t'embrasse bien fort.
Ta fidèle amie, Céline. »
Un sourire triste et figé avait pris place sur le visage d'Anne-Adèle. Une larme orpheline coulait doucement sur sa joue droite. Larme qu'elle s'empressa d'essuyer d'un rapide revers de manche.

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