Les Grillons

XXII

La petite Joséphine ressemblait beaucoup à sa mère. Elle avait les yeux bleus tachetés de vert en forme de croissant de lune retourné. Son nez fin et pointu se terminait en petite trompette. Sa chevelure blonde et bouclée s'annonçait plutôt épaisse et lui faisait une sorte de couronne de bouclettes blondes autour du crâne. Ses joues pleines appelaient des bisous et ses grosses cuisses ne demandaient qu'à être dévorées. Son petit rire de bébé était contagieux et se déclenchait pour tout. Joséphine adorait les grimaces de son père et essayait de les imiter de manière hilarante. Elle parlait ou plutôt gazouillait beaucoup et souvent très tôt dans la journée. On avait l'impression qu'elle galvanisait une foule invisible prononçant des discours enflammés qui réclamaient la suppression de la sieste et une augmentation des bisous qui pètent de papa, qui étaient, soit dit en passant, extrêmement drôles. Ces discours, composés de « Dadadaeu. Oooooaheuaheu ! Brrrrrrrrrr. Aga ? » uniquement plaisaient beaucoup à Anna qui y voyait une prédisposition naturelle à la littérature et à l'écriture de discours pour les membres d'un gouvernement. Thomas de son côté y voyait la création d'un langage codé fondé sur les mathématiques

Anna vivait. Elle n'était pas heureuse à proprement parler car il lui manquait toujours quelque chose qu'elle n'arriver pas à déterminer, mais elle était en vie et voyait grandir sa fille. Que pouvait-elle demander de plus ? Elle était en contact régulier avec Roxanne et pouvait passer des heures au téléphone avec elle à parler des derniers potins. Elle ne parlait plus trop Céline, elle savait qu'elle avait été reniée par ses parents mais ne savait pas pourquoi. Elle ne voulait pas le savoir. Ses parents commençaient à accepter ses choix concernant l'éducation de sa fille et Anna en était contente. Elle était enfin considérée comme une adulte. Elle adorait faire les courses avec Joséphine, elle aimait surtout les regards attendris des gens qui voyaient ce bébé dormir paisiblement dans sa poussette. Dans ces moments-là, Anna sentait un agréable sentiment de fierté monter en elle. Quand elle rentrait chez elle, une chape de plomb lui tombait dessus. Elle ne se sentait pas libre de ses mouvements, de ses paroles, de ses pensées même. Alors elle s'enfermait dans son bureau et corrigeait des copies, essayait de dépasser le niveau grande section de maternelle en dessin, relisait Marius, Fanny, César de Marcel Pagnol ou écoutait de la musique et laisser son esprit vagabonder. Souvent, elle se retrouvait à ce fameux soir d'été ou elle était couchée sur une couverture en tartan à côté de Céline à regarder les étoiles filantes. Elle fuyait ce souvenir, elle ne voulait plus penser à cette époque ou tout pouvait encore changer. Alors elle prenait son album photos et se replongeait avec nostalgie dans sa petite enfance, temps où elle était encore innocente et dont elle n'avait gardé que les souvenirs heureux. Quand elle sortait de son bureau, elle avait imprimé un sourire sur son visage et s'en retournait à son rôle de mère. Le lycée restait un havre de paix où personne ne lui mettait la pression sur son rôle de femme, d'épouse, de mère. Là-bas elle était qui elle voulait être. Elle était pleinement elle-même quand elle expliquait l'influence qu'avait eue la littérature sur les mœurs et leur évolution. Elle adorait voir le visage de ses élèves s'éclairer quand l'information avait enfin atteint le cerveau embrumé de ces adolescents. Elle prenait un malin plaisir à poser des questions compliquées pour les pousser au bout de leurs capacités et ses élèves étaient ravis de voir qu'ils étaient plus intelligents qu'ils ne le pensaient. L'année scolaire touchait à sa fin et Anna redoutait le moment où elle allait devoir quitter le lycée pour les vacances. Elle ne voulait pas rester sans échappatoire pendant deux mois.