VIII

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               Le jour du rendez-vous arriva et ne révéla aucunes défaillances physiques ni chez Anne-Adèle, ni chez Thomas ce qui permettait au praticien de conclure que le problème était d'ordre psychologique. Ils rentrèrent chez eux en silence. Le lendemain Anna, qui avait réfléchit une bonne partie de la nuit, décida de parler son mari de ce qui la bloquait, officiellement du moins.
«- Thomas ? Je peux te parler une minute ?
- Oui, je pense que ça serait une bonne idée. » Sa voix était très froide et Anna, glacée par ce ton, rassembla tout son courage et se lança.
« - Ecoute, je sais à quel point tu veux un bébé, tu t'implique tellement, je suis sûre que tu serais un bon père...
- Bon, va au fait s'il te plait.
- Honnêtement, c'est assez dur pour moi de parler de ça. Je sais que je suis ta femme et que je peux te faire confiance... mais je ne suis pas d'un naturel très expressif quand il s'agit de mes sentiments, de mon ressentit.
- Vas-y ma chérie, je t'écoute. Fais-moi confiance, je serai incapable de te faire le moindre mal. » Sa voix s'était adoucie ce qui donna un peu de courage à Anna.
« - Tu sais, quand j'étais ado et plus tard encore, j'ai eu plusieurs...expériences malheureuses dans des bus ou des métros. Et puis je n'étais la fille la plus populaire au collège, et les élèves et quelques professeurs ont trouvé intelligent de faire de moi la bête noire de la classe et du collège. Ce harcèlement a duré environ deux ans. Ces divers harcèlements ont complètement détruit mon estime de moi-même. J'avais l'impression d'être une bête curieuse. Je me suis détestée pendant longtemps et je commence tout juste à ré-accepter mon corps tel qu'il est. Ce processus de paix avec soi est très long, et j'ai peur.
- De quoi ? Je ne comprends pas vraiment.
- J'ai peur des changements physiques qu'engendre une grossesse, j'ai peur de ne pas aimer le bébé, j'ai peur de ne pas être une bonne mère. Qu'ai-je à offrir à un enfant ? Comment puis-je être sûre que je l'aimerai toujours ? Faire du mal à un être aussi faible et dépendant qu'un bébé est tellement facile, j'ai peur de ne pas me maitriser et lui faire du mal. J'ai peur.
- Mais ne t'inquiète pas ! Je serais là moi ! Je suis certain qu'il n'y aurait pas meilleure mère que toi. Toutes ces craintes que tu as, je les ai aussi, version homme.
- Tu ne comprends pas. Je n'ai jamais voulu d'enfant. Je ne ressens pas ce désir profond dont tu me parles souvent. Je n'ai aucun instinct maternel. Je ne comprends rien aux enfants, je n'ai pas de traducteur instantané de pleurs de bébés.
- Mais ça viendra ! Crois-moi ! Je t'aiderais du mieux que je peux à accepter les changements physiques, je t'aimerai quoi qu'il advienne. Cet enfant, je serais son père et je m'en occuperai autant que possible. Je ferai tout pour toi, parce que je t'aime. Je veux un enfant de toi parce que ce que je ressens dépasse l'entendement et je veux unir mes gènes aux tiens pour l'éternité. Je veux que notre union soit consacrée par l'arrivée d'un enfant, fruit de notre amour ! »
Anna ne savais pas quoi penser de ce que Thomas venait de lui dire. Elle comprenait son point de vue et ne voulait pas le froisser. Elle se retrouvait dans une situation extrêmement délicate. Que devait-elle faire ? Provoquer une grossesse ? Mais l'aversion qu'elle ressentait envers l'idée d'avoir un enfant était tellement forte que le choix cornélien devant lequel elle se trouvait lui semblait impossible à résoudre. Ce qu'elle avait dit était vrai. Elle avait vécu près de trois années d'horreurs au collège pendant cette période si délicate de l'adolescence. Pendant trois ans elle passait le portail du collège la peur au ventre, son petit déjeuné dans le fond de sa gorge prêt à sortir à tout moment. Pendant trois ans elle avait subit les brimades de ses professeurs en classe parce qu'elle était ''trop sage pour être honnête''. Dans la cours de récréation ses camarades prenaient le relais en la harcelant physiquement par des coups d'une rare violence chez des jeunes de 13/14 ans de la part des garçons et de quelques filles et par un harcèlement moral essentiellement de la part des filles. Ces pestes lui faisaient constamment des reproches à propos de sa tenue vestimentaire assez typée qui ne correspondait pas aux codes d'un établissement privé mondain, et si seulement il n'y avait que les vêtements comme sources de reproches ! Tous ses faits et gestes étaient critiqués, quand elle faisait de la couture, c'était une vieille peau démodée, quand elle chantait pour le plaisir, c'était une peste qui se la racontait, quand elle parlait de ces amies qui n'étaient pas dans le même collège, elle devenait une menteuse qui s'inventait des amies etc... Son prénom était lui aussi source de moqueries mais que pouvait-elle faire ? Ses parents ne savaient rien de l'enfer que vivait leur fille au collège. Quand Anna avait demandé au bout d'un an à changer de collège ses parents l'avaient envoyé balader sans autres forme de procès. Dès lors Anna n'a plus jamais rien dit à ses parents, leurs conversations se limitaient à quelques banalités sans fond. Les discussions plus sérieuses se terminaient toujours par un grand sourire hypocrite de la part d'Anna qui ne trouvait pas la force d'affronter ses parents sur des sujets comme la politique ou la religion. Elle finissait toujours par se ranger du même côté que ses parents en leur assurant sourire aux lèvres, qu'elle aussi, trouvait la démocratie horrible et que le roi devrait revenir sur le trône de France parce que c'est la volonté de Dieu. Suite à ces discussions elle allait souvent pleurer de rage contre elle-même, elle n'avait pas réussi à contrer l'avis de ses parents. De fait elle n'avait jamais osé leur dire que la religion ne voulait plus rien dire pour elle, alors elle continuait à aller à la messe le dimanche et à dire, comme mouton suit le troupeau, que tout ce que dit le curé est absolument génial. Dans ces moments-là elle se sentait morte de l'intérieur. Ses parents attendaient une première grossesse comme le Messie, dans chaque appel de sa mère Anna avait droit aux remontrances de sa mère parce qu'elle n'était toujours pas enceinte après plusieurs mois de mariage. Elle avait l'impression de n'être qu'une poule pondeuse aux yeux de sa famille.
Anna quitta le salon où elle était assise avec Thomas et alla préparer un bon diner pour se remonter le moral. Devant la casserole ou cuisaient des carottes elle essuya une larme, une autre tomba dans la casserole, puis une autre, puis une autre. Les larmes coulaient toutes seules, en silence. Anna finit par se reprendre et essuya furtivement les larmes de ses joues, Thomas venait d'entrer dans la cuisine, « zut, pensa-t-elle, les carottes vont être trop salées. ». Il s'approcha d'elle, prit entre ses mains la taille si fine et si gracieuse de sa femme. Anna sursauta, « Tu m'as fait peur ! », elle sentait que la soirée allait dans un sens qui ne lui plaisait guère. Thomas poussa les longs cheveux blonds d'Anna et embrassa son cou avec délicatesse. Elle n'avait pas le choix, elle arrêta le feu sous les carottes et suivit, la mort dans l'âme, son mari. Bien qu'il la traitât comme une princesse, Anna attendait que ça se passe. « Ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Ce n'est qu'un mauvais moment à passer. » se répétait-elle pendant ce qui lui sembla être des heures interminables.

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