26. LE CHOIX

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   Ophélie éternua, et s'empara du mouchoir que lui tendait Waban. Le voyage de la journée, ajouté à sa petite baignade dans la piscine au Miroir et ses cheveux trempés, avaient eu raison de ses sinus. Elle s'étonna même d'être seulement enrhumée. À croire que son année au Pôle l'avait rendue plus résistante.

Elle rangea le mouchoir en tissu dans la poche de sa robe élimée, et s'assit sur le bord du lit au milieu de la petite cellule dans laquelle ils étaient enfermés, elle et son ami plomborien. Elle se lança alors dans le récit de son expérience. Ces quelques minutes passées dans une sorte de bulle, lorsqu'elle avait traversé en partie le Miroir, la rendaient aussi euphorique que frustrée. C'était injuste. Elle ne pouvait plus lire les objets, et son pouvoir de Passe-Miroir devenait dysfonctionnel. Elle aurait aimer pouvoir entrer entièrement dans cet endroit inconnu. Peut-être aurait-elle pu déjà y retrouver son mari... 

Comme l'heure tournait, Waban décida de cacher leurs cheveux mouillés sous leur bonnet. Ophélie laissa faire ses mains délicates, qui tentaient de rentrer toute sa tignasse de boucles emmêlées sous le chapeau. Le voyage promettait d'être encore plus difficile si leurs cheveux congelaient sur leur tête.

L'Alchimiste la dévisagea d'un regard inquiet. Il ne voulait pas accepter la requête de son amie. Ophélie éternua et ressortit son mouchoir qu'elle posa sur son nez avant de lui expliquer :

— Waban, je suis sérieuse. Laisse-boi rester ici. Tu serais d'accord de revenir be chercher la sebaine prochaine ?

— Et comment je vais expliquer ça à ta patronne ? Soit elle va me trucider, soit elle n'acceptera pas ton retour, soit les deux...

— S'il te plaît, réfléchissons à quelque chose pour que ça se passe bien. Je dois vraiment retourner de l'autre côté du biroir.

A ce moment-là, on toqua à la porte que Waban avait pris soin de refermer à clé, et un bruit de serrure se fit entendre pour laisser entrer leur guide de la journée.

— Il est temps de partir, chers voyageurs, chuchota la prêtresse.

Ophélie la regarda avec insistance avant de se lancer.

— Madame, je voudrais rester à vos côtés quelques jours. Je suis très intéressée pour intégrer votre confrérie.

La femme pouffa.

— Ça ne se fait pas ainsi, jeune fille. Vous devez...

— Cette demoiselle est une spécialiste des miroirs et est très curieuse de découvrir le vôtre, lâcha Waban.

La femme posa un œil suspicieux sur cette petite femme emmitouflée de fourrure, d'où ne sortait que des lunettes colorées.

— Nous n'avons pas l'habitude de recevoir des visiteurs, argumenta-t-elle. Que souhaitez-vous savoir ?

Waban voulut intervenir, mais Ophélie s'interposa.

— S'il vous plaît. Je suis une Passe-Miroir. Et je connais le monde qui se trouve de l'autre côté du vôtre. Le monde de brume.

Elle ne mentait qu'à moitié. Elle espérait que ce soit vrai, en tout cas.

— Qu'en savez-vous ?

— Je sais que quand quelque chose y entre, il faut que quelque chose en sorte. Je sais que les livres perdent leurs mots, là-bas, que les gens oublient leur voix, que les choses n'ont plus de texture.

Autant la femme que Waban la regardèrent la bouche entrouverte, essayant de savoir si elle inventait tout cela ou si elle savait vraiment.

— Je suis mariée à un homme qui se trouve dans l'Envers.

Au fur et à mesure qu'Ophélie racontait toute son histoire, ses deux interlocuteurs écarquillèrent les yeux. Soit elle avait une imagination débordante, soit elle était un peu folle. Soit elle disait vrai et c'était le monde qui était fou. Et au vu des nombreux éléments qui concordaient avec ce que savait la prêtresse, celle-ci penchait pour la troisième solution.

Elle décida que c'était peut-être une bonne idée, de garder avec eux cette Animiste un peu spéciale. Elle allait peut-être leur en apprendre plus que ce qu'ils avaient compris en des décennies de recherches.

Waban ne pouvait plus reculer son départ. Sans trop savoir comment il allait gérer l'absence d'Ophélie auprès du cirque, il voyait bien que son amie ne changerait pas d'avis. Il comprenait maintenant son désir de retrouver son mari, et donc de suivre cette piste.

Tous trois sortirent en silence pour atteler le traîneau de l'Alchimiste, tandis que le reste du monastère semblait aussi paisible que la forêt alentour. Ophélie avait la boule au ventre. Elle ne savait si cela était dû au fait qu'elle allait rester seule dans cet endroit étrange, sans aucun moyen d'appeler à l'aide si ces gens la mettaient en danger, ou, si c'était à cause du souci qu'elle se faisait pour son ami. Waban allait devoir refaire le trajet inverse, affronter les aléas de cette terre hostile, retourner dans L'Antre sans se faire attraper par les gardes, puis auprès du cirque en expliquant pourquoi il revenait sans Ophélie. D'accord, elle ne lui aurait été d'aucune aide sur le chemin, mais là, elle allait devoir attendre qu'il revienne la chercher, dans une longue semaine, pour savoir si tout s'était déroulé comme prévu.

Une fois les affaires préparées, Waban attrapa Ophélie par les épaules.

— Ne t'inquiète pas, tout va bien se passer.

Parlait-il pour lui, ou pour elle ? Il se pencha de toute sa hauteur, et ce geste rappela à Ophélie un après-midi au Pôle, sur une certaine muraille, lorsque celui qui était aujourd'hui son mari déposa pour la première fois ses lèvres sur les siennes. Un instant, elle prit peur des intentions du jeune homme. Elle détourna la tête, et Waban laissa un baiser sur sa joue. Volontairement ou non, elle ne le saurait sans doute pas.

Puis l'Alchimiste monta sur le traîneau, s'empara des rênes et ordonna aux chiens de se mettre en route. Ophélie, bien que frigorifiée, regarda le plomborien partir dans la pénombre. En cette période, le soleil ne se couchait pas sur Plombor, mais il y avait une ambiance de crépuscule, un ciel rosé. Le traîneau de son ami s'éloigna parmi les pins. Rejetant la neige dans son sillage, il filait au-delà des plaines.

Ophélie suivit des yeux l'équipage jusqu'à ce qu'il devienne un point minuscule, puis qu'il disparaisse, avalé par le blanc omniprésent du paysage.

Il était seul là-bas. Elle l'était ici. Elle se retourna vers la prêtresse, qui avait les yeux braqués sur elle. Elle se demanda à quelle sauce elle allait être mangée. Elle allait bientôt le savoir...

Les Oubliés de la BrumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant