5. L'ENVERS

422 26 12
                                    

     THORN

     Du blanc, rien que du blanc. La seule touche de couleur que Thorn peut entrevoir dans ce monde de brume, parfois pendant ce qui lui semble des heures, des jours, est lui-même. Cette peau d'une couleur vert-de-gris absolument ridicule sur son corps inversé est le seul point fixe à ne pas se dissoudre dans cette blême monotonie. Son costume de Lord de Lux, plus noir que le sommeil dans lequel il ne sombre jamais ici, tranche la pâleur vaporeuse qui s'incruste dans les moindres plis du vêtement. Même ses cicatrices paraissent blanches ici. Sans compter l'ombre claire de griffes et de ronces qui l'enveloppe comme une deuxième peau trop grande pour lui. Et pourtant, Dieu sait qu'il est grand.

Thorn sort sa montre de sa poche, elle s'ouvre d'elle-même sur un cadran à l'arrêt. Cette habitude lui a perduré, même et surtout dans ces conditions. Le boîtier du bijou d'un ton prune, le cadran noir où seuls les chiffres ressortent blancs, et surtout les souvenirs colorés accrochés à ce seul repère qu'il a pu garder de son monde à lui. Tout cela lui rappelle que celui-ci était finalement loin d'être sans couleur, sans saveur.

Ce monde où se trouve Ophélie. A chaque fois que Thorn ne peut plus supporter le brouillard laiteux qui l'entoure, à chaque fois qu'il sent une bouffée d'angoisse se coincer dans sa gorge à la simple pensée de ne plus jamais voir, toucher sa femme, il sort l'objet précieux de sa poche et l'observe le temps que ses yeux acceptent de retrouver la pâleur de ce monde qui est devenu le sien.

Parfois, ça et là, une ombre éventre le voile de brume qui s'étend tout autour de Thorn, mais sans jamais s'approcher. Parfois ses pensées le mènent à un objet isolé apportant une touche de couleur dans ce désert blanc, même s'il finit toujours par s'y évaporer. Parfois, sans comprendre comment, il se retrouve tout près du monde de l'Endroit. Tellement près qu'il pourrait presque toucher sa tante, tourner les pages de ce vieux livre du Mémorial de Babel, caresser le visage d'Ophélie, si lui-même était encore fait de matière incarnée.

Thorn a l'impression d'être coincé dans ce brouillard depuis des années, des siècles. Combien de temps s'est passé depuis que la mioche l'a poussé dans cette cage et que la Corne d'Abondance l'a envoyé dans ce lieu immaculé ? Il a beau avoir laissé ses pouvoirs, son corps, certaines de ses facultés mémorielles et sensorielles dans cette cage, les traces de son esprit cartésien dont la logique est la seule direction qui le rassure ne l'ont pas totalement quitté. Il s'évertue même à le travailler, ce côté rationnel, bien que la puissance de l'Envers semble aller bien au delà de ce qu'il peut même concevoir.

C'est hors de toute logique, à l'opposé de toutes statistiques, dénué de toute espèce de mesure. Rien ici ne peut se compter, se calculer, se quantifier. C'est une équation à des millions d'inconnus. Ce monde a au moins ce point commun avec sa femme, tiens.*

Il pense alors à ce jour où il a réussi à sauver Ophélie de la mort, où il a tiré l'Autre de ce côté-ci de l'univers. Ce jour où il a dû fermer la dernière porte d'accès à l'Endroit, lorsqu'il a senti les mains d'Ophélie, abîmée pour une raison qui lui était inconnue, tirer de toutes ses forces pour l'entraîner vers elle, il savait qu'il fallait faire un choix. Un choix on ne peut plus logique. S'il s'évertuait à s'attacher à elle, comme il l'avait fait depuis qu'il avait croisé son regard ce jour-là sur Anima, alors que la pluie se déversait sur eux par litres et que la famille d'Ophélie s'épanchait en jacassements et en cris, elle finirait par tomber avec lui dans ce monde de l'oubli.

Il ne voulait pas ça pour elle.

Il lui a retiré la possibilité d'une vie normale, il lui a volé son innocence en lui faisant part de ses secrets lourds comme des milliers d'enclumes, attachant son corps dans les profondeurs d'un univers qu'ils ne maîtrisaient pas.

Ils ont réussi ensemble. Maintenant, il lui devait sa liberté. Il l'avait lâchée.

Dès lors, l'Envers se modifia. Tout disparut autour de lui, sauf cet épais brouillard qui, si cela fut possible, se densifia encore davantage. Le pan de mur sur lequel il s'était agrippé pour tirer l'Autre de ce côté-ci du miroir, la pièce à la tapisserie fleurie dans laquelle il se trouvait, la partie du Mémorial ancienne de plusieurs siècles avaient disparu. Tout avait disparu, ne laissant qu'une vision floue et lointaine du monde qui était encore le sien quelques heures à peine auparavant. Il n'y avait plus rien que du blanc.

Seul le briseur de monde s'était retrouvé avec lui du mauvais côté. Mais en une fraction de seconde, même cette silhouette dépourvue des pouvoirs qu'il avait accumulés au fil des années s'éloigna pour s'évanouir dans la masse nuageuse qui les englobait.

Depuis, Thorn tente de comprendre. Mais plus il essaie, moins ce monde ne lui fait sens. 

*****

* J'ai mis une petite * à ce paragraphe, car je suis à peu près certaine que mon inconscient s'est inspiré du très beau texte de DreamOn415 , L'Etoile du Nord, à lire et à relire ❤ Je cite mes sources quoi ^^

Ca fait du bien d'avoir des news de notre Dragon, non ? Il reviendra vous dire bonjour dans quelques chapitres ;)

Bon week-end et à mercredi pour la suite :)

Les Oubliés de la BrumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant