10. LA BRUME

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THORN

   Thorn est plongé dans ses calculs incalculables, ses propabilités plus qu'improbables, ses théories absurdes, et essaie tant bien que mal de mesurer l'ampleur de ses possibilités, tandis qu'il avance sans but dans la blancheur compacte de l'Envers. Quelles sont ses limites ? Quelles sont ses points de repère ? Quelles sont ses hypothèses ?

Il repense à ces ombres qui se dessinent parfois devant lui sans aucune logique. Des formes qui lui paraissent humaines aux couleurs inversées comme les siennes. Il lui arrive de reconnaître l'apprentie Médiana qui déambule dans les couloirs de la Bonne Famille, son pouvoir familial planant autour d'elle, ou encore cette jeune femme portant sur l'épaule un singe automate, qui lui collait aux semelles lorsqu'il séjournait à l'Observatoire. Mais dès qu'il tente de s'approcher d'elles, ou qu'il essaie de crier des mots, des sons qui ne sortent pas de sa bouche, les silhouettes se volatilisent aussi vite que le brouillard dense s'épaissit autour de lui.

Il s'évertue à mettre du sens, à comprendre les règles qui régissent l'Envers. Il a tout juste assimilé que ses déplacements, parfois aussi limités que ceux d'une souris dans une cage de laboratoire ou au contraire prenant des dimensions incommensurables, passant d'une arche à l'autre en un simple pas, s'établissent en fonction de ses pensées. Et celles-ci, dans ce monde de l'oubli, il est presque impossible de les maîtriser. Il les subit, les voit passer l'une après l'autre, impuissant lorsqu'il marche vers elles sans pouvoir vraiment les contrôler. Rien de tout cela n'est maîtrisable. Au plus il essaie de se focaliser sur un élément, un souvenir, au plus le brouillard s'épaissit autour de lui.

Le peu de progrès qu'il a réalisé, il les doit aux tournants que prend parfois sa conscience, se dirigeant instinctivement vers ce dont il a besoin, le visage d'Ophélie, ou l'éloignant du danger ; jamais il n'a revu l'Autre.

Cet écho destructeur de monde, aussitôt dans l'Envers, a disparu pour ne jamais se montrer dans l'horizon flou de Thorn. Même lorsque celui-ci y pense, son corps ne le guide jamais jusqu'à lui.

Pourtant, depuis peu, Thorn a l'impression d'être suivi. Et il a la certitude que c'est lui, là, tapi dans les ténèbres blanches. Cet Autre qui voit certainement en Thorn sa meilleure opportunité pour reprendre possession du monde. Parce qu'il sait que l'ancien intendant n'abandonnera jamais Ophélie. Peut-être même que l'inverse est vrai, qui sait ? Et qu'un jour ou l'autre, ils se retrouveront.

Alors qu'il marche depuis des heures vers son destin immaculé, sa jambe dépourvue de son exosquelette se déplaçant de façon presque anarchique, adoptant des positions illogiques sans pour autant provoquer la moindre douleur, Thorn entrevoit quelque chose au loin. Pas une silhouette cette fois-ci. Un objet. Un objet qui le fait frissonner.

Thorn avance jusqu'à être certain à cent pour cent que l'objet est une porte. Ou plutôt, la porte se fraie un chemin jusqu'à Thorn. Une porte sombre au bois sculpté accroché à un chambranle tout aussi sombre. Rien d'autre qu'une porte et un chambranle. Autour, la brume.

Il la connaît très bien, cette porte. Combien d'heures était-elle restée fermée à double tours, tandis qu'il entendait les gloussements de sa mère au rez-de-chaussée, étouffés par le bois du battant. Cela arrivait lorsqu'elle était en compagnie d'un de ces hommes de pouvoir de la cour à la voix basse et épaisse comme une mélasse putride. Lui, assis sur son grand lit froid comme une pierre tombale, se bouchait les oreilles pour ne pas entendre le bonheur que sa mère éprouvait quand il n'était pas en sa présence. Mais le plus dur était quand aucun bruit ne brisait la solitude dans laquelle Thorn se trouvait, là, dans la chambre de son enfance. Quand sa mère s'absentait des heures durant, le laissant seul dans cette pièce sombre et lugubre.

Comme à chaque fois qu'il se trouve à proximité de cette porte depuis qu'il est arrivé dans l'Envers, il tente de l'ouvrir mais elle reste close. Il fait tourner plusieurs fois la poignée de bronze ovale en poussant sur le bois du battant de son autre main, de son genou, de son épaule. Mais rien à faire, elle reste obstinément fermée. Il en fait alors le tour. Ce n'est qu'une porte après tout. Pas besoin de passer par l'ouverture pour se retrouver de l'autre côté puisqu'il n'y a aucun mur.

Pourtant, il sait que c'est différent. Que si la serrure lâchait, il y aurait autre chose dans l'ouverture, qu'il pourrait apercevoir, peut-être même rejoindre. Quelque chose qui aurait un sens ici.

Il pose son dos sur le bois épais et rugueux, laisse cogner l'arrière de son crâne sur la surface dure, ferme les yeux et se laisse glisser jusqu'au sol, sentant les reliefs de la porte buter contre ses vertèbres. Avec son grand corps courbé vers l'avant, ses jambes repliées dans un angle abstrait, ses bras à l'envergure démusurée entourant ses genoux... Il ressemble à un épouvantail coincé dans un accordéon.

Il reste là un moment, à se laisser aller, à accepter son sort l'espace d'un instant, à abandonner le contrôle constant qu'il s'oblige à maintenir, à relâcher le lasso de vigilance qui lui enserre les muscles en permanence.

Malgré toutes ces contraintes, malgré le souvenir douloureux qui vient de le percuter, malgré le gouffre qui se trouve à la place de son cœur bien trop accroché à la femme qu'il aime, il se sent apaisé comme jamais il ne l'a été auparavant. Cette mémoire que lui a transmise sa mère, ce cadeau qui lui a sali l'âme, gangréné le cœur, causé tant de tourments et poussé à agir parfois sans scrupule, a finalement servi à quelque chose. Ils ont rendu ses dés à l'humanité.

Thorn n'a plus besoin de ces souvenirs empruntés qui l'étouffaient. Ni ici ni ailleurs. Ils s'affichent à lui de moins en moins, son esprit se focalisant davantage sur sa propre mémoire. Ce n'est pas toujours simple d'ailleurs, de se confronter à soi.

Mais cette petite gamine, miniature de Berenilde, qui lui a ouvert les yeux sur sa propre personne lui a permis de s'accepter dans la mesure du possible. Il n'est pas un monstre, il est un dragon.

Aujourd'hui, tout ce qu'il souhaiterait serait de pouvoir suivre Ophélie, être certain que tout va bien pour elle, l'aider lorsqu'elle en aurait besoin. Mais les limites que lui définit l'aerargyrum ne lui permettent pas de retrouver sa femme. En tout cas pas pour l'instant. Sauf durant quelques instants fugaces.

Là, tout contre cette porte rouillée par les souvenirs de son enfance, il lâche prise, il se vide de toute pensée, de toute logique, si près du sommeil qu'il est à deux doigts de tomber dans l'oubli, quand il sent quelque chose lui tapoter l'épaule.

Il ouvre les yeux qui se plantent sur deux jambes et une paire de babouches, puis remonte jusqu'au visage de celui qui se trouve face à lui. Quelqu'un. Quelqu'un qu'il cherche à contacter depuis son arrivée ici. 

*****

Hello, hello,

Comment ça va par chez vous ?

Un peu de Thorn, ça fait du bien, non 😋😍? Il reviendra d'ici quelques chapitres...

Le "quelqu'un" qui tapote l'épaule de Thorn, c'est qui à votre avis ?? Facile avec l'indice que j'ai glissé, non ?

Bisounours et à ce week-end pour la suite ❤

Les Oubliés de la BrumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant