32. L'INTENDANCE

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   Ophélie se réveilla avec la sensation de s'être endormie dans les douves de la Citacielle, en plein cœur de l'hiver. Elle ouvrit péniblement les yeux, se recroquevilla en fœtus pour essayer de retenir le peu de chaleur qui restait à l'intérieur de son corps. L'écharpe s'enroula laineusement autour de son cou.

La nuit était tombée, si ce fut possible qu'elle tombe davantage ici, aux prémices de l'hiver, plongeant la pièce dans une obscurité presque totale.

Elle se concentra sur les bruits environnants. Le craquement du bois, la chaudière qui se mettait en route par intermittence, le vent frappant les carreaux de la fenêtre. Seule la maison se faisait remarquer.

Elle entreprit alors de vérifier qu'elle était toujours seule dans le manoir. Ouvrant la lourde porte de bois de la chambre de Thorn, elle jeta un œil dans le couloir. Personne.

Elle descendit alors les marches à pas de loup, comme si elle avait peur de réveiller les murs. Mais le salon était aussi vide que le reste de la demeure.

Puis elle vit quelque chose briller à l'autre bout de la pièce. Le miroir par lequel elle était arrivée quelques heures plus tôt. Il était temps qu'elle reparte sur les traces de son mari.

Elle s'avança vers le miroir, mais l'appréhension d'y rester coincée freina son allure. Ses passages devenaient de plus en plus compliqués, et la douleur s'était installée dans son ventre sans jamais le quitter vraiment. Sans réfléchir davantage, elle décida de plonger la tête la première dans la psyché, et se retrouva dans une penderie qu'elle connaissait bien pour y avoir atterri de nombreuses fois. Celle de l'intendance du Pôle. Du moins son buste s'y retrouva... Elle tenta alors de se contorsionner pour que ses genoux entrent en contact avec la surface réfléchissante. Elle fut soulagée de voir que le bas de ses jambes était également entré dans la penderie. Il ne manquait plus que son postérieur.

Elle se concentra sur son ouïe. Pas un bruit alentour. Elle s'accrocha de toutes ses forces à quelques vêtements accrochés au-dessus d'elle, poussa le rebord de l'armoire de ses pieds, et s'affala dans le meuble en même temps que les manteaux qui la recouvrirent de la tête aux pieds.

Après avoir pris quelques secondes pour retrouver ses esprits, et voir si personne ne s'était aperçu du raffut qu'elle venait de provoquer, elle poussa l'amas de vêtements qui commençaient à l'étouffer, puis appuya sur l'un des battants du meuble. Le grincement que cela engendra troubla le silence qui enveloppait la pièce, autant que l'obscurité.

À travers ses lunettes bleuies par le stress, elle plissa les yeux pour tenter de discerner l'ensemble de l'office et être certaine qu'elle était bien seule.

Elle ne put s'empêcher de se faire la remarque que si Thorn était encore l'intendant du Pôle, elle l'aurait trouvé en train de travailler encore, malgré l'heure avancée de la nuit. Elle enjamba le rebord de l'armoire en soulevant sa robe abîmée, qui avait connu toutes les épreuves qu'elle avait traversées depuis son arrivée à Plombor.

Elle chercha à tâtons l'interrupteur de la lampe, qu'elle crut deviner sur le grand bureau. Elle dut cligner des yeux plusieurs fois pour que ceux-ci s'ajustent à la lumière tamisée.

Elle fut d'abord frappée par le bazar environnant. Des tas de dossiers étaient amoncelés un peu partout. Sur une chaise, dans un coin de la pièce ; pas un endroit n'était laissé libre. Elle sourit à l'idée que Thorn, où qu'il soit, puisse avoir atterri ici et suffoqué en mesurant l'ampleur des dégâts.

Par contre, le bureau, lui, était presque vide. Comme si aucune affaire n'était à traiter dans l'urgence.

Elle fit glisser sa paume sur la tache d'encre qui était restée sur le bois. Cette tache qu'elle avait elle-même causée en reversant la bouteille de liquide noir tandis qu'elle venait d'apprendre les premières cachotteries de Thorn au sujet de leur mariage.

Elle fut alors prise d'une nostalgie douloureuse. Elle pensait détester Thorn, lorsqu'elle venait ici. Ça ne devrait pas lui provoquer autant de peine.

La vérité, c'est qu'elle n'avait pu s'empêcher de garder espoir et trouver son mari en revenant ici.

Elle imaginait son grand dos voûté par-dessus la planche de bois sombre de son bureau, en train d'écrire d'une main nerveuse. Elle aurait contourné le bureau, pour pouvoir le regarder. Elle aurait pu constater que, comme à son habitude, ses sourcils se seraient froncés au point de faire se rejoindre les cicatrices qui se trouvaient de part et d'autre de son œil.

Mais non. Ça n'allait certainement pas être aussi simple.

Elle se mit alors à arpenter la pièce en recherche de quelque chose. Elle ne savait pas quoi, cependant.

Elle rouvrit la penderie, et tira un à un les cintres restés suspendus d'un côté de la barre. Une veste de costume bleu clair, bien trop colorée pour appartenir à son mari. Une chemise, trop petite. Défila ainsi tout un panel de couleurs et de formes. Jusqu'à ce qu'elle tombe sur un immense manteau noir. Lugubre. Oui, cela était certain, celui-ci seyait parfaitement l'ancien intendant.

Elle fouilla dans les poches de la veste, et retrouva un morceau de papier plié minutieusement. Elle le défit sans précaution. "Comptez sur moi, Vladislava". C'était donc cette Invisible qui l'avait aidé à s'enfuir du Pôle. En s'échappant de la prison, il avait dû passer par l'intendance pour récupérer les clés des roses des vents, et rejoindre Babel grâce à l'aide de sa fidèle alliée* (dédicace Dorothée).

Elle ouvrit ensuite les tiroirs du bureau, dans lesquels elle plongea ses mains sans doigts pour en fouiller le contenu. Des stylos mâchonnés, des fioles d'alcool, des jeux de cartes. En somme, rien d'intéressant. Elle entreprit alors de regarder dans les autres armoires.

Mais il fallait se rendre à l'évidence. Rien ici ne la mènerait à Thorn.

Elle était venue chercher des indices, elle repartait avec des souvenirs plus vifs et une douleur dans la poitrine qui lui rappelait à quel point son mari lui manquait.

Elle se décida alors à rentrer chez Berenilde ; bredouille et découragée.

Lasse, elle pénétra dans le miroir de la penderie de l'intendance, pour se sentir alpaguée par deux poignes fermes, qui la tirèrent jusqu'à ce qu'elle s'étale de nouveau dans le salon du Manoir des Dragons, exactement au même endroit que quelques heures plus tôt.

Elle leva ses lunettes vers celui qui l'avait sortie du miroir : un homme au chapeau troué, et aux vêtements rapiécés. Qui lui avait, somme toute, beaucoup trop manqué.

— Madame Thorn, je vous attendais...


*****

Petite dédicace à DorothePlaquet pour le passage sur le mot de Vladislava dans la veste de Thorn. Si vous n'avez pas lu sa merveilleuse fanfic Le Périple de Thorn, je vous conseille de foncer la découvrir ❤️. C'est pour elle que je me suis inscrite sur Wattpad 😊

A très vite pour la suite,

xoxo


Les Oubliés de la BrumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant