25. L'AVANCÉE

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   Ophélie n'en croyait pas ses lunettes. Le Miroir dégageait de l'aerargyrum dans l'eau. Il était donc peut-être bien cette porte vers l'Envers qu'elle cherchait depuis des mois.

Un instant pourtant, ses épaules s'affaissèrent en réalisant que durant son court séjour dans l'Envers, elle ne s'était jamais reflétée dans un miroir, mis à part celui de la chambre d'Eulalie Dilleux qui fut détruit lors de l'assemblement du monde. Comment pouvait-elle utiliser son pouvoir de passe-miroir dans ces conditions ? Le monde de brume lui était inaccessible. Au mieux, elle se retrouverait certainement coincée dans une des psychés de la nef de l'église, brisant au passage une relique ou deux.

Mais tant pis ! Elle devait en avoir le cœur net. Elle fit un geste vers la piscine, prête à sauter.

— Stop !

Les pieds au bord du bassin, elle se tourna vers son ami, resté de l'autre côté de celui-ci.

— Tes habits ! On n'a pas de vêtements de rechange pour le retour. Ils vont savoir que tu es allée dans l'eau si tu ne les retires pas. Sans compter que tu ne pourras pas repartir dans la neige en étant toute mouillée.

Qu'à cela ne tienne. Ophélie entreprit de se déshabiller sur-le-champ, sans aucune pudeur. De toute manière, Waban s'était détourné, les joues rougies par la chaleur.

Une fois nue, elle s'assit au bord du bassin et y plongea les pieds, les jambes. Aussi froide que celle de l'océan, se dit-elle. Après quelques instants pour s'y habituer, elle décida qu'il n'était plus temps de tergiverser, et sauta dans la piscine, retenant un cri de surprise. L'eau glacée lui arrivait jusqu'à la poitrine. 

Essuyant du dos de la main ses lunettes déjà embuées, elle put distinguer ses orteils bouger sur les carreaux du fond. Ses jambes ondoyantes se murent vers le milieu du bassin ; vers le Miroir. Et finirent par se trouver nez à nez avec lui. 

A travers les gouttes qui restaient sur le verre réfléchissant, Ophélie observa l'image de son corps immergé, qui ondulait. Elle ne pourrait pas entrer dans le miroir dans ces conditions. Son reflet n'était pas assez stable. Quant à la partie de la psyché qui ressortait de l'eau, elle était pleine de buée elle aussi, et trop étroite pour qu'Ophélie n'y passe ne serait-ce que la tête. Mais la petite particule, elle, était toujours en lévitation.

Elle retira ses lunettes, marcha difficilement vers le bord pour les confier à Waban, puis repartit vers le miroir. Elle attendit que les remous qu'elle venait de créer s'estompe, prit une grande respiration puis s'immergea toute entière.

L'eau était salée et lui piquait les rétines, mais elle se força à garder les yeux ouverts. Elle distinguait quelques contours de son reflet, les cheveux volant autour de son visage, les joues gonflées, imaginant quelques bulles d'air sortant de son nez pour remonter vers la surface.

Elle attendit quelques secondes que l'eau ne bouge plus, puis se concentra sur son image. Sur le Miroir, elle posa sa paume, qui disparut à l'instar de toute la partie supérieure de son corps.

Lorsqu'Ophélie ouvrit les yeux, elle se crut dans une autre piscine. Un espace en lévitation, éclairé à outrance, chaud, avec une surface réfléchissante au-dessous d'elle qui l'éblouissait, comme si la lumière du soleil perçait à travers. Ses poumons s'imprégnèrent de la chaleur étouffante, piquante, comme dans une serre surchauffée ; elle pouvait respirer.

Elle baissa les yeux vers son nombril, mais ne vit pas ce dernier. Pour cause, elle était coincée dans un miroir au niveau de la taille. Ses paumes de main poussèrent sur le cadre, mais impossible de s'en détacher pour passer totalement de l'autre côté. Voilà que son blocage recommençait...

Elle sentait ses jambes se mouvoir dans l'eau froide, du côté où Waban devait l'attendre. Observant le miroir duquel elle essayait de s'extirper en bougeant les jambes, elle se sentit tout à coup désorientée en se rendant compte que ni elle ni l'objet dans lequel elle se trouvait bloquée ne touchait le sol. Ils étaient en lévitation dans une immense bulle, en mouvement constant. Elle était donc coincée dans un miroir, lui-même coincé dans une bulle !

Elle tenta de voir au-delà de la bulle. Sans lunette, elle pouvait à peine discerner le dehors brumeux. Lorsque le miroir fut tout près de la paroi, elle tenta de toucher celle-ci. Ses doigts allaient entrer en contact avec la matière lorsqu'elle sentit une force la tirer en arrière. Elle se retrouva aussitôt dans l'eau, sous l'eau, nez-à-nez avec Waban. A moitié nu.

D'un coup de talon au sol, Ophélie remonta à la surface en faisant de grands gestes des bras et jambes, en même temps que l'Alchimiste. Ils reprirent leur respiration dans un bruit de soulagement.

— Tu m'as fait peur ! Je t'ai vu coincée dans ce miroir, j'ai bien cru que tu t'étais noyée pour de bon, cette fois !

Un craquement se fit entendre dans le couloir. Prostrés, les deux amis se tournèrent vers la porte.

— Il faut qu'on parte, ordonna Waban. On risque de se faire prendre.

— Mais je dois y retourner ! Ce que j'ai vu...

Il la tira de force vers le bord.

— On reviendra ! Mais si on se fait attraper, tu n'auras aucun moyen d'y retourner et tu ne verras plus rien du tout !

Elle le suivit contre son gré, et sortit du bassin en se hissant sur le bord. Aussitôt hors de l'eau que les bras de Waban l'enveloppèrent dans une grande serviette sèche et chaude. Le doux contact du tissu lui fit tellement de bien qu'elle ferma un instant les yeux pour se concentrer sur ce cocon.

Puis elle scruta la pièce tandis que son ami lui posa ses lunettes sur le nez : il y avait effectivement un tas de serviettes pliées et rangées sur des étagères qu'elle n'avait pas pris le temps de remarquer en arrivant. Elle ne devait pas être la seule à vouloir s'approcher du Miroir...

Waban se sécha à son tour. Puis ils s'habillèrent et remirent tout en place : les serviettes, la passerelle et son Miroir.

Ils se dirigèrent ensuite vers la sortie. Quand ils ouvrirent la porte, aussi doucement que s'il s'agissait d'une paroi en cristal, le gardien n'était plus là. Les deux espions espéraient qu'il n'était pas allé chercher du renfort après les avoir remarqués.

Ils coururent jusqu'à leur chambre, et une fois faufilés à l'intérieur, Waban décida de faire le gué, en regardant par une petite ouverture laissée par la porte. Ophélie frissonna. Elle se rendit compte qu'après la chaleur étouffante de la pièce à la piscine, la basse température de leur cellule lui était encore moins agréable.

Au bout d'un moment, Waban fit un signe de la main. Le gardien passa devant leur chambre dans un froissement d'étoffe, et reprit nonchalamment sa place au bureau.

— Certainement juste une envie pressante, haussa des épaules l'Alchimiste en refermant la porte. Que fait-on, maintenant ? Raconte-moi ce que tu as vu.

— Je veux rester ici, Waban. Je ne peux pas repartir.


*****

Un petit chapitre en avance parce que j'ai bien avancé cette semaine :)

Enfin un petit truc qui s'imbrique entre l'histoire de Thorn et celle d'Ophélie ^^ Les fameuses bulles ! Vous vous doutiez qu'Ophélie allait attérir dans l'une d'elles ? Une idée de la suite ?

Prenez soin de vous ❤️

Les Oubliés de la BrumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant