28. L'ENTREVUE

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   Thorn a l'impression qu'on l'a puni d'en avoir trop vu. Il n'a plus rien aperçu depuis des jours et des jours, seul au milieu du brouillard, qui s'est emparé de ses pensées.

Depuis qu'il a entrevu le champ de bulles, impossible de ne pas chercher à comprendre, de ne pas chercher à le retrouver. Il tourne et retourne ses idées dans tous les sens pour déceler une issue. Et s'il entrait dans une des bulles, arriverait-il dans l'Endroit, comme par magie ? Non, ce serait trop simple. L'Autre et Eulalie Dilleux n'auraient eu aucun mal à passer d'un monde à l'autre si cela fonctionnait si facilement. À moins que ces bulles soient apparues quand toutes les terres se sont rassemblées dans l'Endroit. Peut-être que le changement a été trop brutal et qu'un morceau de parois est resté poreux.

Thorn essaie de ne pas se laisser envahir par l'espoir qui prolifère en lui à cette idée. Car, même si c'est réellement le cas, il faut à tout prix empêcher l'Autre de retourner dans l'Endroit.

Tant de questions tournent dans sa tête, son cerveau est tellement congestionné qu'il aurait dû ressentir une sacrée migraine. Mais ici, la douleur n'existe pas. Du moins la douleur physique. C'est déjà ça.

Il décide de s'allonger sur le sol. Il est fatigué de marcher sans but, de chercher sans rien trouver. Il commence à comprendre que, de toute façon, l'Envers fonctionne à l'inverse de la logique de l'Endroit. Il faut se laisser aller au vide pour avancer dans le monde de brume.

Sans trop savoir pourquoi, ses pensées le mènent à sa tante. Berenilde n'avait pas accepté de devenir sa mère, mais elle lui a apporté la seule touche d'amour octroyée de toute son existence. Jusqu'à Ophélie. L'amertume devrait ronger ses souvenirs, comme à l'accoutumée ; mais aujourd'hui, il voit les choses autrement. La petite fille de Berenilde a accepté de l'aimer, lui, sans même le connaître. Il déteste les enfants, mais il se rend compte qu'il ferait peut-être bien de les considérer. Leur franchise, leur absence de faux-semblants et de perversité les rend plus aimables que n'importe quel adulte. Presque n'importe quel adulte. Ophélie est l'exception.

Sentant sa conscience aussi vide qu'un trou noir, il se retrouve, toujours allongé, en train de tomber vers le haut. Traversant une série de nuages, puis une forêt de conifères, et des murs de glace et de bois, il surgit dans une cellule plus sobre que n'importe lequel de ses bureaux du Pôle ou de Babel. Malgré l'épais brouillard qui lui dissimule les détails, il remarque au milieu de la pièce minuscule, un lit. Dans ce lit, un amas de couette et de drap, sous lequel il finit par entrevoir une paire de lunettes. Une paire de lunettes accrochées à un joli minois qu'il espère revoir depuis l'éternité qu'il a passée ici. Son cœur ralentit, ses battements inversés tourbillonnent dans sa poitrine comme une montre qui remonterait le temps.

Il a l'impression d'être enfermé dans un aquarium rempli de fumée, il peut à peine distinguer sa bien-aimée. Il s'approche de sa femme, et s'aperçoit qu'elle a les cheveux humides, et le nez aussi rouge qu'un fraise des bois. Il ferme les yeux par réflexe lorsqu'elle lui éternue dessus. Les gouttelettes du nez rouge le traversent sans l'atteindre.

Il se souvient à quel point le froid du Pôle handicapait son épouse. Mais alors, que vient-elle faire ici, à Plombor, dans cette chapelle au milieu de la neige ? Reste-t-elle contre son gré ? S'est-elle convertie à une quelconque divinité pour oublier son mari perdu à jamais dans l'Envers ?

Quoiqu'il en soit, il souhaiterait ne jamais partir de cet endroit.

Une cloche sonne à travers les murs. Il voit alors Ophélie s'enrouler un peu plus dans la couette, puis se lever avec difficulté pour s'asseoir sur le bord du lit. Ses orteils touchent à peine le sol. L'air plus fatigué que jamais, toujours enveloppée dans le duvet beige, elle finit par s'en défaire et se diriger vers la seule porte de la pièce.

Alors, alors, ce n'est pas elle qui part la première. Il sent son corps aspiré par le néant, retracer le chemin inverse de celui qu'il vient d'effectuer, sans aucune maîtrise de l'espace.

Lorsqu'il se retrouve de nouveau allongé sur le sol mou de l'Envers, un poids énorme le compresse sur cette surface singulière, qu'il aurait aimé ne jamais regagner. Un poids à la fois physique et psychique. Sa conscience pèse des tonnes tandis que l'image d'Ophélie dans cette cellule n'appartient plus qu'à ses souvenirs.

À cet instant, il aurait voulu l'oublier, comme il a oublié comment parler.

Non, ce n'est pas la solution. Il est conscient de ses nombreux défauts. La démission n'en fait pas partie. Il faut qu'il trouve le moyen de sortir d'ici. Et s'il fallait modifier sa structure mentale pour cela, il n'hésiterait pas une seconde. Même si les secondes ici n'existaient pas. 


*****


J'avais besoin que Thorn et Ophélie se voient un peu 😭, pas vous ? 

A très vite pour le suite ^^

Et prenez soin de vous, hein

Cheers

Les Oubliés de la BrumeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant