2- baba*

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Dylani 

Le soir, quand je rentre chez moi, les enfants me sautent dessus pour me raconter leur journée. Ils en ont des choses à dire, se coupant la parole et se chamaillant. C'est coloré chez nous, comme en Tchétchénie avec des draperies, des meubles bas et des tapis d'Orient. Ils sont assis par terre, autour de notre table basse avec ma grand-mère qui boit du thé, en marmonnant toute seule.

Amal et Malia sont les filles de Samia, une cousine veuve, qui vit avec nous et travaille comme serveuse dans un restaurant. Malia a cinq ans c'est le bébé de la bande. Les trois enfants de mon oncle sont au collège : les jumeaux Pietr et Marisa ont douze ans et Omar rentrera au lycée l'an prochain. Le lundi, c'est le seul jour où je peux rentrer tôt et profiter d'eux.

Les enfants ont leurs cahiers ouverts devant eux et font leurs devoirs, cependant Omar est plutôt sur son téléphone et les autres louchent sur la télévision allumée. Ma tante regarde un feuilleton ringard à souhait d'une chaine turque en préparant le repas. Mon oncle travaille sur les chantiers. Il termine vers minuit et fait des heures sups.

─ Tiens Amal je te rends ton stylo à paillette, il est génial et m'a bien servi.

Je caresse les cheveux de la puce, je n'en aurai plus besoin alors autant le rendre à sa propriétaire. Elle sourit de toutes ses dents, me faisant admirer les petits trous de celles qui sont tombées récemment et n'ont pas encore repoussées. Je lui ai fait le coup de la petite souris française qui vient chercher les dents et donne une pièce à la place, elle a adoré.

─ Merci Ani, c'était un cadeau, mais je vais te le garder. J 'ai une opération à faire, je n'y arrive pas ! Tu m'aides ?

La chipie ne perd pas le nord et ne cherche pas beaucoup, elle compte toujours sur moi. Les autres enchainent avec leurs questions et nous bossons tous ensemble un moment. Ils sont heureux de savoir que je peux leur répondre. Malia s'est assise sur mes genoux et suce son pouce.

Omar me parle d'un mec qui lui prend la tête, au prétexte qu'il ne fume pas comme les autres. J'ai du mal à le convaincre d'être indépendant et de rester dans le droit chemin. Pas facile de résister à la pression de ses potes, cependant j'ai un argument massue.

─ Tu veux que ton père te coule dans le ciment ?

Il secoue la tête, effrayé.

─ Alors, ne fais pas de conneries, il n'hésiterait pas !

Omar rigole et s'appuie contre moi. C'est faux, pour son père, enfin j'espère !

Ma grand-mère, baba* qui m'élève est Tchétchène, nous vivions en Moldavie, déjà en situation irrégulière. Elle est arrivée en France, par une longue route fatale à ma mère qui est morte en me donnant naissance à la frontière française. Je suis Français, alors ils ne peuvent pas me foutre dehors !

Donc, Dylani Bornesmica, dix-huit ans, fauché, immigré et gays.

Nous sommes restés à Reims quelques années, dans un foyer de réfugiés, où nous avons rencontré un oncle à la mode de là-bas. Un homme de notre village d'origine en Tchétchénie, qui a pris ma grand-mère sous sa coupe. Nous avons suivi Mourad à Bordeaux, quand il a trouvé du travail dans les chantiers dans cette ville.

Moi et ma grand-mère nous partageons une chambre et Samia et ses deux filles ont la dernière chambre. Dix dans un appartement pour cinq, c'est un ratio normal chez nous.

J'ai toujours dormi avec baba, les gars les plus riches de la cité qui ont des chambres à eux se foutent de moi. C'est sûr qu'avec ma grand-mère qui partage mon matelas, je ne peux pas me faire de gâteries, je m'en fou.

Chez nous on parle moldave, roumain, tchétchène ou arabe, jamais le russe. On mélange les langues et avec les petits je parle français.

Nous n'avons que le travail de Mourad et Samia et les allocations pour vivre. Ma grand-mère a longtemps travaillé, mais depuis peu elle perd la tête et pique des crises se croyant en Tchétchénie. Quand elle panique comme cela, elle fait peur, hurlant, agressive. Il n'est plus question pour elle de travailler. C'est un crève-cœur pour moi de la voir perdre la raison alors qu'elle n'a jamais vraiment connu le bonheur et la tranquillité d'esprit. Je trouve cela si injuste. L'inquiétude me tenaille parfois la nuit.

Mourad est un tyran despotique, il m'a fait signer des reconnaissances de dettes, ce qui veut dire que le jour où je m'en sortirai dans la vie, je lui devrais un paquet de fric. C'est le lot des fauchés, on trouve toujours des exploiteurs pour nous enfoncer encore plus : cela s'appelle la misère. Je ne me plains pas plus que cela, je fais avec !

Je suis bien ici, j'ai plein de potes cools. Il reste à éviter les quelques bandes de dealers qui trainent dans la cité et des costauds qui saoulent.

Ma grand-mère radote, aujourd'hui, elle évoque ma mère.

─ Ta maman était trop belle, elle a attiré les convoitises.

─ Mamie, je vais faire une lessive, va changer de djellaba et de foulard je vais les laver, ça fait trop longtemps que tu les mets.

─ Toi aussi mon garçon tu lui ressembles, tu es encore plus beau et toi aussi tu vas susciter les convoitises.

─ Oui baba, je ferai attention.

─ Il faut te voiler.

Quand elle dit des bêtises comme cela, elle me déprime et me peine horriblement. Elle n'a pas tout à fait tort quand même ! Je suis souvent abordé pour faire des photos. Plusieurs fois par an, un mec m'accoste genre, il m'a découvert et grâce à lui, je vais devenir mannequin ou acteur si j'appelle tel numéro.

Ils me pompent ! Je l'ai déjà fait depuis longtemps et je me suis pris une queue, j'ai compris. Alors je ne me voile pas, comme le voudrait ma grand-mère, mais j'ai un affreux bonnet noir qui cache mes cheveux tirant sur le roux et le haut de mon visage. J'ai la chance dans mon malheur, d'être un vrai putain de surdoué, je comprends tout, sans apprendre, ça coule de source et j'aime travailler.

* grand mère

Opération Post-it[BL]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant