— Tu es là ? Que se passe-t-il ?
Debout, les bras ballants, je suis face au requin. Ce dernier, sobre, ensommeillé.
En fait, je vois ce visage pâle, enlaidi par les traces de pleurs dont je suis la cause, dans ce corps immobile, toujours allongé. Le bruit ne cesse de se faire entendre, trois coups de plus pour que je parvienne à identifier la source de ce retentissement répétitif. La porte. J'ouvre et tombe sur l'image gracieuse d'une jeune employée, trop joviale, les cheveux noués à l'arrière, une chemise blanche portant son prénom ainsi que l'insigne du bâtiment.
— Bonjour monsieur. Je viens vous apporter votre commande.
Les doigts posés sur le petit micro de l'appareil, j'essaie d'être de plus en plus calme que de paraître abattu et suspect.
— Ma commande ? En êtes-vous certaine ?
En apercevant cette serveuse au seuil de la pièce, rien n'est en ordre dans ma tête ni à travers mes différentes théories, même les plus absurdes. Quelle commande ? Qui l'a passée ?
— Oui monsieur, une dame a appelé ce matin, elle voulait que ce soit apporté dans sa chambre, le numéro 57.
Perplexe, je lui indique une table juste à côté et presse de finir ma conversation téléphonique.
— Excuse-moi chérie, je suis avec le PDG. Je dois te laisser, à plus.
Je raccroche sans trop patienter. Remerciée, la jeune travailleuse s'applique avec délicatesse et s'absente une fois terminé.
Cachant un plateau en or de forme rectangulaire, je soulève le couvercle et découvre l'éclat mais surtout l'odeur de fruits rouges et verts, d'une omelette au fromage accompagnés de pains, du lait et de petites rondelles de biscuits quadrillés. Mais je me rassis, retombant dans ce trou noir qui me porte loin de la réalité dont je rêve, créée sur un modèle abstrait et ironique. J'ai déjà coulé, ce n'est plus une surprise car je m'adapte aux faits, j'anticipe en attendant que je crève ou que mes SOS puissent être signalés par un sauveteur, au pire, que mon vingt-et-un grammes soit repéré par les piranhas.
— He... Ma chérie ? Redresse-toi, on vient d'apporter la commande surprise que tu m'avais réservée.
Belle, naïve, soucieuse, ce sont ces parcelles qui forment mes plus grandes plaies, les plus grosses fissures de mon cœur accueillant et insouciant.
— Désolée, grimace-t-elle. C'est l'effet du café, puis je suis un peu fatiguée.
— Aller, lève-toi jolie dame, ta surprise est impressionnante. Et comment t'as su que j'aimais l'omelette au fromage ?
Son sourire à cet instant représente cette bouffée d'air que je finis par obtenir sous l'eau, près des plantes aquatiques flottantes, en plein milieu de l'océan, loin de ce requin assoiffé.
— Pff... mon sommeil a tout gâché.
— Je pense que le mot sommeil me remplace parfaitement dans ta phrase.
— S'il te plaît, arrête. Je ne veux plus penser à tout ça.
Dansant sous les dents de la fourchette, de sa main, un morceau d'œuf atterrit dans ma bouche.
— Tu m'as menti ce matin en disant que tu ne savais pas quoi commander.
— Et tu m'as cru, sans hésiter.
Encore un sourire sur ses lèvres charnues. Elle est visiblement détendue, fière de son petit mensonge.
Si seulement je pouvais être fier du mien, si gigantesque et affreux.
— Mange.
Une nouvelle fois je me laisse faire et goûte à cette omelette appétissante.
Nous passons trois heures de suite à faire une soit disant sieste, interminable. Un long moment où j'en profite pour mettre mon portable sous vibration.
******
Vous vous sentez coupable, vous devenez terrorisant face à tous ceux qui vous aident. vous devenez excessif, prêts à tout pour sauver votre peau peu importe les moyens, et ceci, malgré votre âme, malgré cette alarme qui réveille votre conscience, qui vous étouffe, vous efforce à vous regarder dans un miroir chaque matin.Dix neuf heures trent cinq.
— Je vais faire nos petites valises. On doit s' lever tôt demain.
Assis sur une sorte de canapé blanc, je me tape un verre de scotch. Je la contemple, ma douce, celle dont j'inflige ma part de cruauté, bien trop occupée à prendre nos effets personnels dans tous les recoins de la pièce. Et si j'essayais de réparer mon mauvais traitement dans la piscine ?
Je me mets sur le matelas et pose tous mes accessoires sur le buffet à côté du lit. Je me tiens dans cette même position de la nuit précédente, avec ce même plafond et cette même lampe jaune à ma droite. L'ironie du sort.
— C'est fait.
L'ange que j'avais fait pleuré prend place, imitant ma posture sous une robe soyeuse dépassant à peine sa taille.
— Tu n'as rien oublié ? Tu as tout pris ? Je suis persuadé que t'as oublié quelque chose.
Elle se mord les lèvres. Les yeux fermés. L'air soulagée. J'épargne son visage sain des mèches tombantes de sa chevelure chocolatée. Du coup, je me rends compte que cela fait si longtemps depuis que je n'avais pas pris soin de l'admirer avec une si grande attention.
— Peut-être. Peut-être bien que je t'ai oublié, toi.
— Ah ouais ? Et mes doigts sur ton front sont aussi dans l'oubli ?
Elle pousse un rire saccadé suivi d'un soupir troublé d'impatience. Je sillonne le lobe de son oreille et chemine jusqu'à sa nuque.
— Peut-être. Je ne les sens pas.
Je ne m'arrête pas. De l'index, je parcours le bas de son cou, traçant la route garnie par ses deux seins sous le tissu glissant de sa courte robe.
— Que fais-tu monsieur omelette au fromage ?
Toujours aussi bonne pour me trouver des surnoms. Je récidive à lui caresser la poitrine, tellement bien qu'elle arrive à écarter les jambes, jouant avec sa paume sur son sexe, bougeant avidement les hanches.Le bruit recommence.
Non. C'en est un autre.
Personne ne frappe à la porte. Pourtant ce bruit continue à gronder alors qu'elle augmente la cadence. Autant qu'elle joue sur son flanc, autant que ce son ronronne. Il n'est pas loin, il est si proche...
Je m'arrête net.
— Putain ! Tu t'arrêtes encore ?
— Utilises-tu un vibrator ?
— Quoi ? C'est ton foutu téléphone qui n'arrête pas de vibrer. Dehors dans la piscine je n'ai même pas eu droit à des explications et maintenant c'est à cause d'un fichu portable.
Elle pète les plombs. Sa frustration la retenait encore.
Je me focalisais sur le requin tout en ignorant que mon sang pouvait le faire revenir.
— Et d'ailleurs qui t'appelle à cette heure ? Donnes, je veux connaître ses secrets une bonne fois pour toutes, vas-y !