— Merci beaucoup.
L'homme âgé se pointe et sort un troisième paquet de pommes de terre avant de s'incruster entre nous.
— Je vous en prie, rétorque ma voix incertaine.
Trente minutes après, on passe ensemble toutes les étapes qui devraient nous conduire au bord du véhicule aérien. Dans le fil, j'en profite pour nous procurer elle et moi deux gros sandwich au jambon. Le gros gourmand à lui seul en a pris quatre.
Franchement.
Arrivés à l'intérieur de l'avion, l'inévitable semble jouer en ma faveur lorsque je repère nos places côte à côte réservées par l'ancienne Abby, celle qui ne pouvait pas se passer de ma présence, encore moins de mes mots. Choisissant d'être proche de la vitre, elle s'installe vaguement, le visage enfoui entre ses mains. Debout, je me soucie de nos bagages un moment puis me refoule dans mon siège positionné à sa droite. Je reste neutre sous le regard infecte du vieux homme assis sur la même ligne, à l'autre rangée; assez loin pour ne plus me mettre de bâtons dans les roues.— Attachez votre ceinture, nous allons décoller bientôt.
L'hôtesse de l'air parcourt la longue cabine de cet engin volant en fournissant aux passagers les informations nécessaires pour la réussite du vol.
— Je te promets de tout te raconter une fois rentré. Dis, quel mensonge vas-tu donner à ta femme pour cette fois ?
Quelle grande surprise. C'est bien l'exception dans laquelle elle est la première à créer une discussion. Ou devrais-je dire une dispute.
Outre, je commence à comprendre sa démarche, elle n'ouvre la bouche que pour m'engueuler. Ce qui est bien mieux que si je n'avais qu'à la voir muette durant tout le voyage.
— Je parlais avec Andrew.
— Oh... dois-je scanner cette phrase pour savoir si c'est une vérité absolue ?
L'armure de notre confiance ne résiste plus aux assauts de mes erreurs. Ces dernières ne cessent de me rattraper et d'en finir avec la forte connexion qu'il y avait entre nous.
— Je lui disais juste que je lui raconterai comment Bruxelle est une très belle ville, il compte venir avec sa femme le mois prochain.
— Voilà un homme. Il va emmener sa femme. Tu as emmené qui déjà ? Ah Abby la pute, celle qu'on se fou toujours de sa gueule.
Nos répliques s'acharnent. L'un l'autre, nous essayons de baisser au plus bas nos tons agressifs.
— Arrête ! Tu représentes beaucoup à mes yeux et je suis très navré d'avoir merdé. Mais là ce n'est ni le lieu ni le moment pour avoir cette discussion.
— Quelle discussion ? Je parlais juste d'Andrew et de sa femme. Et il n'y aura aucune autre conversation en ce qui nous concerne je te rappelle.
Je ne veux surtout pas nous compliquer la situation, pas plus que ce qu'elle est à présent. Les maux sont tous frais, cette immense blessure est encore loin d'être la phase cicatrisante, la souffrance s'accroît. Si je la suis, je ne ferais que l'aider à sortir la rage et l'arme auto-destructeur qui sommeillent en elle et d'un cran qui prendront pieds sur toute sa personne. Elle est comme ça, à se faire du mal, se briser davantage quand tout lui paraît impossible.
— Bien. Mange.
— Sinon, qu'est-ce qu'il voulait lui ?
— Mais je viens de te le dire. Le pays l'enchante.
J'appuie mes dents sur ce pain attendri. J'imagine qu'elle se demande comment je fais pour manger dans cet atmosphère indigeste.
— Tu le répètes à chaque fois qu'il ne t'appelle que lorsqu'il y a un truc au boulot, alors votons pour une vérité. Il voulait quoi ?
Je prends mon temps et ravale un morceau. Je me débats pour décider si je dois lui répondre ou non, mais au point où on en est, vaut mieux qu'on affronte cet ouragan avec bravoure même si je me sens lâche et sans pitié, comme si j'allais rajouter un autre coup à la plaie.
— Il m'annonce la promotion que je viens d'obtenir au poste de directeur général.
Merde.
Pourquoi faut-il qu'elle se pétrifie ?
Ça se voit très bien que ses lèvres tremblent, perdant le sens des mots. Elle reste silencieuse pendant quelques secondes et opte pour son sandwich.
Je me condamne de le lui avoir dit, car ce mal de ne pas pouvoir être là pour fêter la nouvelle va la rendre folle, elle m'aime trop, et je m'en veux de lui avoir laissé s'emprisonner. S'emprisonner pour un minable comme moi. Égoïste et sans cœur.
L'avion décolle. Elle sort un autre bouquin. Dans la forêt, Jean Hegland.
La nouvelle Abby refait surface, elle plane entre sourd et muet. Je sais qu'elle est vide d'intérieur, les pièces presque irréparables, et je m'en veux pour je ne sais combien de fois.Seize heures dix.
Arrivés à l'aéroport de New York, mon chauffeur, Théo, vient nous chercher sous son uniforme habituel.
— Bonsoir monsieur, content de vous revoir !
— Vous aussi Théo, prenez nos bagages.
Ce dernier se dépêche. Je me retourne pour voir celle à qui appartient mon cœur remettre mon manteau à l'homme barbu qui nous assiste.
— Non, laisse. Je vais prendre un Taxi, insinue-t-elle.
— Mais...
— S'il te plaît. Je connais le chemin. Et surtout, bonne vie à toi.
Elle enjambe le hall de l'aéroport avec sa mallette roulante, me laissant sans choix.
Putain non ! Non !
C'est un adieu et je transpire. Je suis resté immobilisé, recadré à devoir accepter mon sort. Je la laisse filer. Ma conscience danse sur le son du moteur de la voiture.
— Monsieur ?
Debout tout en tenant la porte, mon chauffeur impatiente à ce que je m'y introduise.
— Excusez-moi Théo.
Je m'équilibre sur le coussin arrière. On aurait dit une bulle temporelle. La vie reprend son cours, pourtant les rues qui défilent derrière la vitre parfumée face à laquelle je me retrouve me désorientent, tout parait si familier et si étrange en même temps que je me perds dans mes songes.
— Monsieur.
— Heu... oui Théo.
Je me redresse, ouvrant à peine mon portable.
— Votre femme vous a laissé un message. Elle a une urgence. Elle ne sera pas là à votre arrivée.
— Qu'est-ce... quel... Urgence vous dites ?
Je suis confus. Pris au dépourvu.
— C'est votre beau-père. Il est à l'hôpital. Votre femme dit vous avoir appelé mais tombe à chaque fois sur votre répondeur.
— Pourquoi ne l'aviez-vous pas dit plutôt. Allons à cet hôpital !
— Désolé monsieur mais elle n'a pas laissé plus d'informations et souhaite à ce que vous ne vous rendiez pas là-bas.
C'est quoi cette embrouille ?