Chapitre 6

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Londres, 31 octobre 1899

Mon cher journal, Père m'inquiète. Il semble très préoccupé depuis quelques temps. Un homme étrange est venu hier soir. Ils se sont entretenus un long moment au salon et à la suite de cet entretien, Père a semblé vraiment très contrarié. Bien entendu, il ne m'a rien confié et je n'ai pas osé le questionner. Je n'ai vu que brièvement son invité mais j'ai détesté la manière dont il m'a regardée...C'était inconvenant. Père n'a pas jugé bon de me le présenter mais ce dernier, j'en suis certaine, m'a fait un clin d'œil tout en me souriant. Je me suis aussitôt détournée, profondément choquée.

Mon entrée dans le monde a lieu le mois prochain...Je devrais m'en trouvée réjouie mais ce n'est pas le cas. Père va vouloir me trouver un époux et...Je ne veux pas me marier. Je veux être libre. Parfois, je me demande s'il n'aurait pas été préférable que je ne sois jamais adoptée. Certes, je n'aurais jamais connu Eléonore mais Dieu me l'a arrachée si tôt...Peut-être lui ai-je porté malheur ! Peut- être que si je n'avais jamais croisé sa route...elle serait encore en vie...

Londres, 1er novembre 1899

C'est très étrange...J'ai trouvé, ce matin, un pli à côté de mon oreiller...Un message non signé m'y était adressé. Quelqu'un m'y donnait rendez vous à seize heures devant la cathédrale Saint Paul à proximité d'un joueur d'orgue de barbarie. Le message se terminait ainsi : « Il est temps pour la Belle au bois dormant de se réveiller... » Pourquoi ce message ? Qui l'a déposé et quand ? Ce ne peut être que l'une des servantes...J'hésite à en parler à Mamina. Elle va tout de suite y voir un mauvais présage. Quant à Père...Et comment me rendre à ce rendez-vous sans chaperon ? La curiosité érode ma raison mais...je n'irai pas.

Londres, 6 novembre 1899

L'homme à l'orgue de barbarie était encore là sur le trottoir d'en face. Je pouvais le voir depuis la fenêtre de ma chambre. Nos regards se sont rencontrés...Je me suis aussitôt écartée, le cœur affolé...Sa musique est si étrange. Parfois gaie et entraînante, elle se charge soudain de tristesse et de mélancolie. J'ai entendu les gendarmes, ils sont venus pour lui...J'ai attendu quelques minutes puis je suis revenue à la fenêtre. Le musicien n'était plus là. Seule une plume noire, qui s'était décrochée de son chapeau, gisait sur les pavés.

Londres, 2 décembre 1899

Mon cher journal, Père est très en colère. Mon entrée dans le monde ne s'est pas déroulée comme il le souhaitait. C'était mon premier bal mais je ne m'y suis guère amusée. Il m'a fallu recevoir chaque invité...Ils étaient nombreux. A chaque fois la même révérence, le même sourire hypocrite, les mêmes compliments dénués de sens jusqu'à plus d'heure. Je me suis vue contrainte de danser avec des hommes qui ne suscitaient que mon indifférence. Mon amie July, qui avait fait son entrée la saison dernière, semblait quant à elle apprécier toutes ces mondanités.

A une heure très tardive, un homme est arrivé. Il était entièrement vêtu de noir. Je l'ai accueilli comme il se doit mais dés que nos regards se sont croisés, je l'ai reconnu...C'était lui, l'homme qu'avait reçu mon père le mois dernier. Comme lors de notre première rencontre, un malaise s'est emparé de moi. Il a pris ma main et y a posé les lèvres plus longtemps que ne le voulait la bienséance puis comme la fois dernière, il m'a fait un clin d'œil. Je me suis sentie rougir et me suis écartée aussitôt, cherchant mon père du regard. Le nouveau venu a fait de même mais il a trouvé l'intéressé avant moi et s'est dirigé à grands pas vers lui. Je n'ai pu m'empêcher de le détailler. De haute taille, il était bien bâti et avait une démarche féline. De longs cheveux châtains et bouclés encadraient un visage bien dessiné. Ses yeux ...violets semblaient sonder votre âme et son sourire...Cet homme était la beauté incarnée et je dois avouer qu'en dépit du malaise qu'il suscitait, j'étais sous le charme...Mon père et lui se sont entretenus quelques instants puis il a invité July à danser. Celle-ci semblait aux anges. Ne se quittant pas des yeux, ils tournoyaient au milieu de la grande salle. J'enviais presque l'harmonie que dégageait leur couple...M'approchant de Père, je lui ai demandé qui était cet homme. Lui aussi les regardait danser mais il semblait très mécontent. Il m'a répondu que c'était un simple dandy, un arriviste et que ce n'était certes pas avec ce genre de parti que j'allais me marier. Je n'envisageais certes pas ce genre de possibilité.

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