Chapitre 13

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Chapitre 13 :

– Nikki !
 
J'essaie  de m'échapper  vers  la bibliothèque  du  deuxième  étage,  et Bruce  est la dernière personne que j'aie envie de croiser à cet instant. Enfin, presque la dernière. Car, pour l'instant, j'ai encore moins envie de voir Harry.
 
En revanche, impossible de continuer vers l'ascenseur de service sans passer pour incroyablement grossière. Je m'arrête donc, et attends qu'il me rattrape. J'essaie de mettre mon masque de la Nikki en société, mais, franchement, je n'en ai pas la force. Et je suis sûre que le sourire dont je gratifie mon patron est bien pâle.
 
– Je voulais vous remercier du beau boulot que vous avez fait chez Suncoat hier,commence-t-il.
 
– Oh ! Je ne m'attendais pas à parler boulot. Merci. J'ai été honorée que vous me confiiez une mission aussi délicate dès le premier jour.
 
Par-dessus  son  épaule,  je  vois  mon  double  peint  qui  nous  contemple.  Je  me demande si, après m'avoir vue m'exhiber nue, je suis descendue d'un cran – ou de douze – dans l'estime professionnelle de Bruce.
 
– Délicate à cause du travail, ou de votre collègue ?
 
– Un peu des deux, dis-je.
 
– Je vous avais promis que nous bavarderions, reprend-il. Est-ce le bon moment ?Non, bien entendu. Mais je suis curieuse.  Pour le moment, je ne perçois qu'un intérêt professionnel. Peut-être est-ce seulement à Giselle que Harry a dit que j'étais la fille du tableau, et que Bruce l'ignore. Après tout, il n'y a pas au-dessus de ma tête une enseigne au néon qui proclame que c'est moi.
 
– Bien sûr, dis-je en me détendant un peu. C'est parfait. Il m'entraîne vers les sièges disposés devant la cheminée. Au passage, je croise le regarde de Harry, qui est sorti sur le balcon retrouver Evelyn et Giselle. Je me détourne et souris à Bruce en m'asseyant.
 
– Alors, pourquoi Tanner est-il le fauve ? je demande. Il reprend son souffle, puis :
 
– Écoutez, dit-il, avant que nous abordions tout cela, je pense que je vous dois des excuses.
 
– À cause de Tanner ? Cela n'a pas été si pénible... Je mens.
 
– Non, de ce soir. Giselle m'a révélé que vous étiez le modèle du tableau. Je suis trop abasourdie pour répondre. Tant pis pour ma brillante théorie selon laquelle Bruce ne se doutait de rien. En toute sincérité, je n'en ai pas fait grand cas, mais une fois arrivé ici, je me suis rendu compte que vous ignoriez que j'étais au courant.
 
– Ce n'est rien... J'essaie de mentir, mais c'est loin d'être rien.
 
–  Si, si. Giselle aurait mieux fait de se taire. Je ne pense pas qu'elle l'ait fait intentionnellement, mais parfois elle ne réfléchit pas. Il me regarde, mais je ne réponds pas. C'est toujours loin d'être rien, mais je suis incapable de répéter le mensonge.Je tenais à en parler avec vous, parce que je ne voulais pas que vous pensiez que cela affecterait notre relation de travail.
 
– Bien sûr que non. Comment pourrait-il en être autrement ?
 
Il doit avoir compris que je ne suis pas sincère, car il ne prend même pas la peine de répondre. Il change même complètement de sujet.
 
– Harry vous a-t-il parlé de ma sœur ?
 
– Euh, non...
 
–  Vous  ne  croiserez  pas  femme  plus  brillante.  Elle  résout  mentalement  des équations mathématiques dont je trouve tout juste la solution avec une calculette. Elle enseigne au MIT.
 
– Jessica Tolley-Brown ?
 
– Vous la connaissez ?
 
– De réputation, dis-je, m'efforçant de dissimuler mon vif intérêt. J'ai failli entrer dans un programme de doctorat au MIT pour étudier auprès d'elle. Mais que... ?
 
– Savez-vous comment elle a financé ses études ?
 
– Non. Avec une bourse, j'imagine ?
 
– En grande partie. Mais ma sœur a des goûts de luxe, et elle a arrondi ses fins de mois en jouant les modèles.
 
– Oh ! Il me semble voir où il veut en venir.
 
– Je n'ai aucun problème avec le corps féminin, continue-t-il. Et je n'en estime pas moins l'intellect d'une femme si elle pose nue. Étant donné les photos qu'a faites ma sœur, et le fait qu'elle me bat à plate couture dans n'importe quel domaine intellectuel, ce serait bien hypocrite de ma part, vous ne croyez pas ?
 
– Oui, sans doute. Je suis toujours gênée, mais il a réussi à m'apaiser un peu. Merci de m'avoir emmenée à l'écart pour me le dire. C'est... eh bien, j'apprécie.
 
– Tant mieux. Il se donne une claque sur les genoux. Quant à Tanner, encore une fois, je suis désolé. J'imagine qu'il vous a donné du fil à retordre. Il ne cache pas qu'il convoitait votre poste. À présent, il n'en a plus aucun.
 
– Comment ? Je suis stupéfaite.
 
– Je l'ai supporté longtemps, probablement trop, mais il était avec moi quand j'ai lancé Innovative, et il est resté alors même que je n'ai pas pu le payer plusieurs mois d'affilée. Il fronce les sourcils, puis arrache un fil qui dépasse d'une couture de sa veste, le dépose sur la petite table entre nous et poursuit sur sa lancée. J'ai toujours pensé qu'il avait à cœur l'intérêt de la boîte, mais ce matin j'ai appris que c'était une petite merde sournoise.
 
– Ah ? Je ne sais pas quoi répondre ; comme rien ne me paraît convenir, j'attends.
 
– Harry a passé quelques petits coups de fil quand je lui ai raconté ce qui s'était passé hier, et il a eu confirmation que Tanner est celui qui a tuyauté la presse sur votre arrivée à Innovative. C'est déjà assez grave de vous obliger à supporter cette épreuve, mais en plus il est à l'origine de cette histoire d'espionnage industriel.
 
– Oh, non... je murmure. Quel imbécile !
 
– Oui, vraiment, renchérit Bruce. Et maintenant, c'est un imbécile au chômage. Ne reprochez pas à Harry de s'en être mêlé.
 
– Je ne lui reprocherai rien.
 
Tout ce que Harry a fait a été de découvrir la vérité. Bruce a raison, Tanner a bousillé Innovative, et m'a grillée par la même occasion. Et Harry nous a protégés tous les deux. L'étau glacé qui m'enserrait le cœur commence à se relâcher.
 
– Tanner semblait penser que vous m'aviez donné le poste pour faire plaisir à votre épouse, dis-je sans réfléchir.
 
Bruce me jette un regard aigu, et je ne peux m'empêcher de me demander dans quel nouveau pétrin je viens de me fourrer.
 
– Ah bon ? fait-il. C'est étrange.
 
– C'est ce que j'ai pensé. Qu'a-t-il voulu dire ? Bruce fait la grimace.
 
– Aucune idée, répond-il en évitant mon regard.
 
– Oh ! eh bien, Tanner faisait probablement son Tanner...
 
– Ce doit être cela. Il se lève. Nous devrions retrouver les autres. Je crois que le reste des invités commence à affluer.
 
Il a raison.  Pendant notre conversation,  un flot régulier  de gens a commencé à envahir  la  maison.  J'en  reconnais  quelques-uns,  d'une  soirée  du  même  genre qu'Evelyn  a donnée quelques  semaines  plus tôt.  Il y a même un  photographe  de presse crédité par Harry, qui mitraille pour une probable double page dans l'édition du dimanche.
 
Je trouve Jamie en grande conversation avec Rip Carrington et Lyle Tarpin, deux stars de sitcom qu'Evelyn a dû inviter. Comme Jamie est en admiration devant eux, je sais que, quoi qu'il arrive, cette soirée restera au sommet de son palmarès.
 
Et dans le mien ? Elle ne finira pas si haut. Bruce a apaisé ma gêne, mais je suis toujours irritée que Giselle connaisse mon secret. Je suis troublée, et interloquée par l'étrange commentaire de Tanner, et plus encore par l'étrange réaction de Bruce.
 
Ce dernier a disparu dans la foule, mais je suis restée près de la cheminée. Je me penche, ramasse le fil posé sur la table basse et le tortille entre mes doigts, tout en regardant cette pièce jusque-là chaleureuse et familière, qui est devenue un endroit froid et lisse où je ne me sens pas très à l'aise, surtout sans la présence de Harry.
 
Je le cherche dans la foule, mais ne vois que des inconnus. À présent, le troisième étage  est  plein  de  personnes  resplendissantes.   Toutes  semblent  si  lisses  et  si impeccables que je me demande si certaines se sentent intérieurement aussi à vif que moi en ce moment. Je ne cesse de triturer le fil qui gigote comme un serpent entre mes doigts. Il m'occupe les mains, pourtant ce n'est pas pour ça que je l'ai ramassé. Je devrais le reposer sur la table et m'en aller, mais je ne bouge pas. Si je l'ai ramassé sur le plateau laqué blanc de la table, ce n'est pas sans raison.
 
Lentement, méthodiquement,  j'enroule le fil autour du bout de mon doigt. Je le serre, et la peau blanchit immédiatement, tandis que ma phalange devient rouge puis violacée. À chaque tour, la douleur augmente. Et à chaque tour, je me ressaisis un peu plus.
 
Je suis comme une poupée mécanique, à qui chaque tour de clé donne conscience de  sa  douleur  et  d'elle-même.  Je  vais  continuer  de  l'enrouler  autant  que  je  le supporterai, et quand le fil sera sur point de se casser, j'arrêterai et laisserai Nikki la jolie fêtarde entrer en scène, et se promener parmi les invités en souriant et en riant, concentrée sur cet unique point rouge sombre de douleur qui lui permettra de trouver son chemin.
 
Non. Bon sang, non !
 
J'interromps mon mouvement si brusquement que je trébuche et renverse la petite
table. Un jeune homme en blouson violet qui se trouve non loin de là s'avance comme pour m'aider, mais je me détourne en me cramponnant au fil, trop bouleversée pour le dérouler calmement. Je tire dessus, le cœur battant à tout rompre, et quand il quitte enfin mon doigt pour tomber à terre, je m'en éloigne comme d'un scorpion venimeux prêt à frapper.
 
Je passe devant le type en violet et m'appuie contre le manteau de la cheminée. Les pierres  s'enfoncent  durement dans mon  dos,  mais je m'en  fiche,  j'ai besoin  d'un soutien. Tant que je n'aurai pas retrouvé Harry, il faudra bien que je me contente du mur.
 
– Vous vous sentez bien ? demande le type en violet.
 
– Oui, ça va. Un mensonge...
 
Il reste à côté de moi, mais je ne fais presque pas attention à lui. Je continue de chercher Harry du regard, et le soulagement qui me submerge quand je le repère est tel que je dois me cramponner. Il est sur le côté, à l'écart du gros de la foule, près du couloir menant aux chambres, avec son avocat Charles Maynard qui a l'air épuisé.
 
Comme Harry me tourne le dos, je ne peux voir son expression. Une main dans sa poche, il tient un verre de vin dans l'autre. Une attitude nonchalante, mais je perçois la tension dans ses épaules et me demande s'il pense à moi autant que moi à lui en cet instant.
 
Harry.
 
Comme  s'il  avait  entendu  ma  pensée,  il  se  tourne  et  son  regard  se  pose
immédiatement sur moi. Je vois tout sur son visage. Inquiétude. Passion. Désir. Je crois qu'il a fait l'effort de me laisser en paix. Mais je ne veux plus de cette séparation et je m'avance vers lui.
 
Je vois Maynard le prendre par l'épaule et lui dire en haussant la voix :
 
– ... coutez pas. C'est de l'Allemagne que nous...
 
Harry se retourne vers son avocat et je m'immobilise, comme si le lien entre nous avait été rompu. Je songe à poursuivre mon chemin, mais je me ravise. Après tout, puisque  c'est  moi  qui  suis  fâchée  contre  lui,  pourquoi  me  précipiter  pour  le retrouver ?
 
Je  baisse  les  yeux  vers  mon  index.  Les  traces  du  fil  sont  encore  visibles,  et l'extrémité encore un peu violacée. Cette douleur a comblé un besoin. Elle m'a permis de me ressaisir et de balayer ma colère, ma peur et mon humiliation. Elle m'a donné force et concentration, et je me demande à nouveau si c'est aussi ce que m'apporte Harry. Constitue-t-il une nouvelle sorte de douleur ?
 
L'idée me donne le frisson, et je veux à tout prix la chasser de mon esprit. Une serveuse passe devant moi, je lui fais signe d'approcher. Là, j'ai besoin d'un verre.
 
Je l'ai vidé et je viens d'en prendre un autre, quand Jamie surgit.
 
– Ce qu'ils sont drôles,  ces deux-là ! Ils m'ont dit ce qui allait se passer  dans l'épisode de la semaine prochaine. Elle me prend par le coude. Si tu oublies de me rappeler de programmer l'enregistrement, jamais je ne te pardonnerai.
 
– Ce serait mérité.
 
– Tu fais des photos, hein ? Je veux les publier sur Facebook. Pardon, ajoute-t-elle aussitôt. Je sais que tu évites les réseaux sociaux.
 
C'est vrai. Je n'ai jamais beaucoup utilisé Facebook, mais quand toutes les rumeurs et spéculations sur Harry et moi ont éclaté, j'ai supprimé les applications des réseaux sociaux sur mon téléphone. Et je fais ce que je peux pour éviter tout ce qui s'apparente à un tabloïd. Quant aux photos que les paparazzi prennent de nous, je fais confiance à Jamie pour les dénicher et les découper pour me les envoyer par mail... sans le texte d'accompagnement.
 
– Ce n'est pas grave. Oui, j'en ai pris quelques-unes, dis-je en mentant.
 
– Ça va ? demande-t-elle d'un air soupçonneux.
 
Je  m'apprête  à  lui  faire  mon  plus  beau  sourire  pour  affirmer  que  ça  va, évidemment. Pourquoi en serait-il autrement ? Mais c'est Jamie en face de moi, et même si je le pouvais, je ne voudrais pas lui mentir.
 
– La soirée a été étrange, j'admets.
 
– Tu veux qu'on en parle ?
 
– Sûrement pas.
 
– Où est ton amoureux ? Ou bien c'est ça, le sujet tabou ?
 
– Il joue les maîtres de maison.
 
Je le cherche du regard, et vois qu'il n'est plus avec Charles mais entouré d'un petit groupe d'invités.
 
– Alors, c'est qui ? demande Jamie en indiquant le groupe du menton.
 
Je vois que les gens se sont écartés, révélant une femme svelte et brune au côté de
Harry. Je me crispe désagréablement.
 
– Giselle. La propriétaire de la galerie qui vend les œuvres de Blaine.
 
– Ah ! et comme elle joue les maîtresses de maison, pas étonnant que tu sois d'une humeur de chien.
 
– Je ne suis pas d'une humeur de chien.
 
En réalité, si. Bien que je me rende compte maintenant seulement que Giselle tient le rôle de maîtresse de maison, c'est à présent tout en haut de ma liste d'offenses et d'agacements.
 
Super, Jamie. Merci bien.
 
– Je sais comment soigner ton humeur de pas chien, me rassure-t-elle en me tirant
par le bras. Rip et Lyle sont vraiment drôles. Tu vas les adorer. Et si ce n'est pas le cas, fais au moins semblant, OK ?
 
Je la toise d'un air furieux, car elle sait pertinemment que s'il y a bien une chose dont je suis capable, c'est de faire bonne figure dans une soirée.
 
Je ne prends pas la peine de lui rappeler que j'ai déjà été présentée à Rip et Lyle et n'ai rien compris à ce qu'ils racontaient, puisqu'ils ne parlent que de Hollywood. Cette fois, cependant, je les vois au travers du regard de Jamie, et elle a raison : ils sont vraiment amusants.
 
Armée de mon plus beau masque de fêtarde, je suis Jamie de groupe en groupe. Souriante et enjouée, je n'ai aucun mal à me glisser dans les conversations, à sortir mon Leica et à demander aux gens de sourire, de rire ou de se rapprocher les uns des autres.
 
Comme c'est facile de reprendre les anciennes habitudes ! De me remémorer les instructions de ma mère. « Une dame se maîtrise toujours. Il ne faut jamais montrer que tu as été blessée. Sinon, tout le monde connaît tes faiblesses. »
 
Ma mère était glaciale et calculatrice, mais je me raccroche à ses conseils. Autant j'ai tourné le dos à l'époque où je vivais chez elle et où je courais les concours de beauté, autant je ne peux nier qu'il est réconfortant de se réfugier dans ce qui m'est familier. Car ma mère a raison. On ne peut pas vous faire de mal quand on ne vous voit pas. Et pour l'instant, tout ce que je suis disposée à montrer, c'est un masque.
 
Cependant, tandis que je vais d'invité en invité, je sens le regard de Harry sur moi. Qui m'observe. Me brûle. Me rend consciente de chaque infime mouvement. Le frôlement de ma robe sur ma peau. Le contact de mes chaussures sur la plante de mes pieds.
 
Il est dépité, peut-être même fâché contre moi, mais son désir n'en demeure pas moins  palpable.  Tout  comme  le  mien,  d'ailleurs.  Mes  peurs  et  mes  frustrations peuvent attendre. Pour l'instant, tout ce que je désire, c'est Harry.
 
Je décide d'aller les retrouver tous auprès de la toile, quand Evelyn arrive près de moi.
 
– Je ne sais pas si c'est Harry ou Giselle à qui je dois tordre le cou pour n'avoir offert que du vin et du champagne, me dit-elle. Allez, la Texane, tu dois savoir où est la réserve secrète ?
 
– Il se trouve que oui.
 
Ce n'est peut-être pas très élégant d'entraîner Evelyn dans la cuisine, mais à dire vrai un petit bourbon ne me ferait pas de mal non plus.
 
Nous  contournons  les  extras  qui s'affairent  là  à préparer  verres  et plateaux  de canapés, et nous nous réfugions à la table du petit déjeuner.
 
– Allez, crache, la Texane ! ordonne-t-elle dès que nous sommes assises et que je nous ai servi un verre. Qu'est-ce qui te tracasse ?
 
– Je perds la main, dis-je, dépitée. Avant, je savais mieux cacher mes états d'âme.
 
– Ou bien c'est d'avoir mis un masque souriant qui t'a trahie. Je réfléchis à cette dernière remarque, et je juge qu'en plus de tout le reste, Evelyn est décidément une femme très sage. Allez, raconte tout à Tatie Evelyn.
 
– À toi ? souris-je. Il me semble me rappeler que je voulais que toi, tu me dises quelque chose.
 
– Mais non, dit-elle en vidant son verre d'un trait et en me le présentant pour que je le remplisse à nouveau. C'étaient des paroles en l'air. Ne m'écoute pas.
 
– J'écoute, au contraire. Et je ne te crois pas. Qu'est-ce qui se trame, dont je ne suis pas au courant ? Elle fait une moue exaspérée.
 
– Je déteste quand  je vois arriver  une catastrophe  et que je ne peux rien  pour l'éviter.
 
– Carl ?
 
– Carl peut aller se faire foutre, balaie-t-elle d'un geste. Non, Harry a réussi à garder ses affaires privées pendant presque vingt ans. Mais plus pour longtemps, et je ne crois pas qu'il s'en rende compte.
 
– Il n'y a pas grand-chose qui lui échappe, dis-je parce que c'est vrai et parce que je lui suis loyale. Mais de quoi tu me parles ? Il a déjà géré les dégâts du scandale Padgett. Alors qu'est-ce que... Soudain, je comprends ce dont il s'agit. Le centre de tennis.
 
– Qu'est-ce qu'il t'a raconté ?
 
– À peu près ce qu'il a déclaré à la presse. Que Richter était une ordure et qu'il n'ira pas à l'inauguration. Il ne m'a pas dit pourquoi, j'ajoute sans la quitter des yeux.Mais j'ai des soupçons.
 
– As-tu dit à Harry ce que tu crois ?
 
– Oui. Mais il ne m'a pas dit si j'avais vu juste.
 
Je guette tout changement d'expression sur le visage d'Evelyn. Je sais qu'elle représentait Harry à l'époque, avant et après le décès de Richter. Si quelqu'un sait si Richter a abusé de Harry quand il était gosse, c'est bien elle.
 
Elle reste de marbre.
 
– Mais il ne t'a pas détrompée, n'est-ce pas ? Elle n'attend pas que je lui réponde et plonge son regard dans le mien. Il est vraiment fou amoureux de toi, la Texane, et je ne pourrais pas être plus heureuse pour vous deux. Je ne crois pas avoir jamais vu ce garçon d'aussi bonne humeur. Mais, bon sang ! j'aimerais tellement qu'il pointe son nez à l'inauguration. Je pourrais lui flanquer des coups de pieds au cul pour s'être donné en spectacle hier soir. Il mérite mieux que d'avoir toute la presse à ses basques.
 
–  C'est  vraiment  si  important  que  ça  ?  Je  ne  comprends  pas  pourquoi  le communiqué de presse de Harry était une si mauvaise idée pour son père et Evelyn. Peut-être n'était-ce pas du meilleur goût d'informer le monde entier qu'il n'aimait pas Richter, mais il se contente de ne pas aller à une cérémonie, rien de plus. À voir comment on le traque, on pourrait croire qu'il a décliné une invitation de la reine après l'avoir insultée.
 
– Je dis simplement que, parfois, il faut jouer le jeu pour éviter les drames. Et maintenant, je crains que la tempête ne nous arrive dessus.
 
– Quelle tempête ? Je suis interloquée.
 
– Demande à Harry. Moi, j'espère me tromper, mais je parie que j'ai raison.
 
J'ai envie de répondre que je vais lui parler et essayer de le convaincre de retirer sa déclaration  et  d'assister  à  la  cérémonie.  Mais  ce  n'est  pas  vrai.  Jamais  je  ne  lui demanderai  de  changer  d'avis.  La  mémoire  de  Richter  ne  mérite  pas  le  moindre soutien de la part de Harry, et si une catastrophe s'abat sur lui, je serai à ses côtés pour l'aider à se battre.
 
– Mais ce n'est pas ce qui te soucie ce soir ! lance Evelyn après avoir vidé son verre. Allez, la Texane... Je vous ai observés tous les deux, et la plupart du temps vous n'étiez pas ensemble.
 
Je plaque  sur  mon  visage  un  sourire  de commande,  mais  je sais  qu'il doit lui paraître aussi faux qu'à moi.
 
– En ce qui concerne cette soirée, je ne suis qu'une invitée. Ce sont Harry et Giselle qui reçoivent.
 
– Mmm-mmm...
 
Elle se renverse sur sa chaise, puis elle pousse du bout du doigt le verre à whiskey vers moi. Je le remplis encore. Je remplirais bien le mien aussi, mais, vu le regard d'Evelyn, je crois que je vais avoir besoin de garder l'esprit clair.
 
Sans prêter attention à son verre, elle se penche en avant, appuyée sur les coudes, et me fixe jusqu'à me mettre mal à l'aise.
 
– Qu'est-ce qu'il y a ? je finis par demander.
 
– Rien du tout. Juste que j'aurais juré que tu avais les yeux bleus, pas verts.
 
– Je suis un peu déconcertée par Giselle. Partout où je me trouve, il est question d'elle, ces derniers temps, et ça me ronge. Je suis stupéfaite que les mots sortent aussi facilement. Je suis bien plus à l'aise derrière le masque que je porte habituellement, sauf avec Harry,  Jamie et Ollie. Avec Evelyn,  en revanche,  c'est beaucoup  trop facile de bavarder, et je me surprends à révéler des choses que je dissimulerais habituellement. Cela devrait sans doute me mettre mal à l'aise en sa présence, me faire craindre qu'un jour elle en voie trop. Mais ce n'est pas le cas, et j'en suis heureuse. Harry ne m'a pas dit qu'il avait aidé Giselle à rapporter les tableaux, je continue. Et je sais que ce n'est pas une raison pour être jalouse. Mais...
 
– Mais là, tout de suite, c'est elle qui est à son côté et pas toi ?
 
– Peut-être. Mais ce n'est pas très bienvenu de ma part de lui en vouloir, puisque je serais auprès de lui si je ne n'étais pas partie fâchée. Harry ne veut pas me forcer.
 
– Ah, une querelle d'amoureux... Ce n'est pas grave, la Texane. Le drame monte toujours d'un cran au deuxième acte. Quelle horreur a-t-il commise pour t'infliger des bleus au cœur comme ça ?
 
Ses paroles résonnent en moi, car c'est exactement ce qu'il m'a fait, des bleus au cœur.
 
– Il a dit à Giselle que ce tableau était mon portrait. Et elle l'a répété à Bruce.
 
– Je vois. Quelque chose dans l'intonation d'Evelyn me met la puce à l'oreille.
 
– Quoi ? Tu penses que j'aurais dû laisser passer ? Je me suis répété que ce n'était pas important, peut-être d'ailleurs que ça ne l'est pas. Mais Harry...
 
– ... N'a pas tenu parole. Oui, bien sûr que cela ne peut que te contrarier. Je serais furieuse, moi aussi. Mais dans le cas présent, je crois qu'il faut que tu lui pardonnes.
 
Je ne peux retenir un demi-sourire ironique.
 
– Je le ferai. Je ne peux, honnêtement, imaginer rester fâchée contre Harry. Mais pas tout de suite. Je me sens un peu fragile.
 
– Tu dois lui pardonner, poursuit-elle, comme si elle ne m'avait pas entendue, parce que ce n'est pas lui qui n'a pas tenu parole. C'est Blaine.
 
– Quoi ? Je me répète mentalement ses paroles, mais je ne comprends toujours pas.
 
– C'est Blaine qui l'a dit à Giselle, dit Evelyn sans plus d'émotion. Il ne l'a pas fait exprès.  Après,  il  était  atterré.  Ils  parlaient  d'autorisations  d'exposition  pour  les modèles à la galerie, et la conversation est venue sur le portrait. Il ne se rappelle même pas ce qu'il a dit exactement. Tu sais comment il est, quand il commence à bavarder. Sans même s'en rendre compte, c'est sorti. Il m'a tout raconté quand il est rentré à la maison. Il n'en a pas dormi de la nuit, et il a fallu que j'insiste pour qu'il n'appelle pas Harry sur-le-champ, mais il était 2 heures du matin et je lui ai dit que cela pouvait attendre. Le pauvre s'est rendu malade jusqu'à ce qu'il ait Harry au téléphone à 5 heures !
 
– C'était quand ? je demande, stupéfaite.
 
– Il y a quatre jours.
 
– Mais... j'ai demandé à Harry si c'était lui qui l'avait dit à Giselle, et il m'a répondu que oui. Il mentait pour protéger Blaine ? Pourquoi ?
 
– Ma chérie, ce n'est pas à cause de Harry que Blaine s'est rendu malade, mais pour toi. À cause d'une gaffe, il t'a fait du mal et il tenait vraiment à te le dire. Il a demandé à Harry quelle serait la meilleure façon de te l'annoncer, et Harry lui a dit de n'en rien faire. Qu'il parlerait à Giselle et veillerait à ce qu'elle n'aille pas plus loin, et que, si nécessaire, il en endosserait la responsabilité.
 
– Mais pourquoi ?
 
– Tu as déjà répondu à la question, la Texane.
 
Je ne comprends toujours pas. Puis, soudain, je me remémore mes propres paroles.
 
Je ne peux honnêtement pas imaginer rester fâchée contre Harry.
 
– Il protège Blaine, dis-je, plus pour moi-même que pour Evelyn, afin que ça ne
compromette pas notre amitié.
 
Je porte brusquement une main à mes lèvres en retenant mes larmes.
 
– Tu veux que je prévienne Blaine que tu es au courant ?
 
– Non, non ! Je ne veux pas qu'il craigne que cela me tracasse ou que je suis fâchée contre lui. Je lui en parlerai peut-être un jour, mais pas maintenant.
 
– Je ne savais pas trop si je devais garder le secret ou non, me confie-t-elle. Mais je suis contente de ne pas l'avoir fait.
 
– Moi aussi.
 
– En toute franchise, j'étais carrément surprise de voir Giselle ici. Blaine lui a bien dit qu'il n'avait pas fait exprès de lui révéler l'identité de son modèle. Elle devait pourtant savoir que sa venue t'embarrasserait et mettrait Harry hors de lui. Difficile de croire qu'elle se donne autant de mal pour énerver son meilleur client.
 
– Tu m'étonnes !
 
Je viens enfin de comprendre ce que voulait dire Tanner. Pour lui, Harry est le meilleur client de Giselle : il est donc logique que Bruce m'ait engagée pour faire plaisir à sa femme. Pour que le meilleur client de sa femme soit content, et que la galerie continue de gagner de l'argent.
 
– Peut-être que je me suis trompée, réfléchit Evelyn. Peut-être que ce n'est pas Giselle qui est jalouse.
 
– De moi ? Pourquoi ?
 
– Tu es avec Harry. Et pas elle. Enfin, plus elle. C'est la soirée des révélations.
 
– Harry et Giselle sont sortis ensemble ?
 
– Il y a des années de ça. Ils sont restés ensemble pendant quelques mois, avant que Bruce et elle se marient. C'est une histoire intéressante, d'ailleurs.
 
– Harry et Giselle ? Je ne suis pas sûre de vouloir entendre cette histoire.
 
– Giselle et Bruce, corrige Evelyn. Mais ce sera pour une autre fois. Elle vide son verre et le repose bruyamment. Prête à retourner dans la cohue ?
 
– Non, dis-je tout en me levant.
 
Car ce ne sont pas tous ces gens que je veux, à cet instant. C'est Harry.

Trilogie Styles [Tome 2]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant