Prologue

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"Mon vingt-cinquième anniversaire approche, et avec ça, la fin des illusions. Presque vingt ans enfermée en ce berceau, bercée jour après jour d'illusions plus réelles les unes que les autres. De doux balancements entre clairvoyance et cécité, de grands écarts entre connaissance et ignorance, c'est tout ce qui a constitué mes années de "conscience" en ce monde. Très entourée et pourtant si seule, je pense avoir perdu le sens du mot "réalité". Pour certains, elle semblait si concrète, si vraie, si établie. Et pour d'autres si vague, si fausse, si ambigüe... Toutes ces visions m'ont permis d'étayer la mienne, la rendre plus concrète, plus vraie, plus établie. Mais plus le temps passait, et plus chacun de ces aspects devenait vague, faux et ambigu. Je réfléchis peut-être simplement trop, me pose peut-être trop de questions. C'est terrible de se sentir vivre un paradoxe où chaque connaissance accumulée vous fait comprendre que vous connaissez de moins en moins de chose par rapport à la quantité de savoir dont ce monde regorge. Mais que faut-il faire à ce moment-là ? Cesser d'apprendre et se laisser submerger par ce flot de connaissance sans les comprendre ou continuer de vouloir naviguer sur cet océan de savoir et comprendre que l'île que l'on aperçoit n'est qu'un mirage qui s'éloigne à chaque mille parcouru ?

Aucune des solutions ne me semble bonne car toutes vouées à une profonde dépression à long terme. La première au fin fond des abysses après avoir coulé pendant de longues années, vouloir remonter à la surface et se rendre compte qu'elle n'est aujourd'hui qu'utopie. La seconde au delà des frontières du monde, seul car parti trop loin, trop longtemps, perdu dans un songe infini, incapable d'envisager un retour à la réalité.

On pourrait y chercher un entre-deux. Un monde dans lequel je nage entourée de mes amis sans chercher à comprendre ce monde mais plutôt à me satisfaire de les comprendre, eux. Ce qui n'est déjà pas une mince affaire. Chaque être étant soi-même dans son propre paradoxe, où se situe chacun d'entre eux ?... Sont-ils en train de se noyer ou de poursuivre un de ces mirages ? La vie ne se résumerait-elle pas alors à les repêcher ou les retenir de poursuivre leurs chimères ? Mais est-ce qu'une fois conscient de leur mal-être, ne serait-ce pas plus éthique de les laisser poursuivre leurs convictions ?

Et je recommence... Je me pose trop de questions. Je cherche sans doute à trop parfaire tout ce qui peut m'entourer et je continue à me demander si je devrais poursuivre un mirage ou me laisser me noyer.

Mais dans le fond qui suis-je ? Est-ce être imbu de sa personne que de se dire qu'on a un rôle à jouer dans cet univers ? Je ne parle pas de cette idée dénuée de sens de "destin" mais bien de cette sensation, ce sentiment, ce "truc" qui te fait te dire que quelque part, quelqu'un, quelque chose aura besoin de toi à ce moment, cet instant, cet endroit. Est-ce alors un manque d'ambition qui empêche certains de se poser cette question ? Ou une forme de jalousie que d'y répondre "oui" ? Ou un manque d'humilité que d'y répondre "non" ? La question ne possède peut-être pas qu'une réponse binaire et elle peut également être mal posée. La réponse pourra aussi dépendre des vies de ceux auxquels elle est posée mais également de la personne qui la pose. Et comme beaucoup de gens l'ont déjà expliqué avant moi, il y a beaucoup de façon différente pour que deux personnes ne se comprennent pas.

Vingt-cinq ans. C'est un quart de siècle. Le nombre d'années que ce monde a accepté de me donner pour le moment, et j'espère y rester encore longtemps. Je sais que je serai encore confrontée à de nouvelles illusions. Plus vraies que les précédentes, d'autant plus vicieuses qu'elles se complexifient et s'adaptent à mon vécu. Mais ce dernier, cette expérience accumulée me permettra d'en sortir toujours grandie. Mais dès demain, c'est le début de tout.

Cette fois, ce ne sera pas une illusion. Cette fois, je vivrai ma vraie vie. Cette fois, cette réalité sera la mienne. Je ne dormirai plus - enfin façon de parler - , mes rêves s'accompliront, du moins les bons j'espère. Presque vingt ans de rêves, d'illusions. J'ai tout vu. Tout. Enfin... C'était faux. J'ai donc bien tout vu. Mais j'ai vu tout ce qui ne m'arrivera jamais. Une liste immense de choses, personnes et événements qui n'interviendront jamais dans ma vie. Elles ont fait de moi ce que je suis aujourd'hui. Certains amis fidèles, des traîtrises, des amours, des peines, des joies, des peurs, tous ont contribué à me faire appréhender ce que je vivrai dehors.

J'ai si hâte.

Mais je ne peux pas encore sortir. Tout doit se mettre en place.

Ce bois m'a fait voir toutes les vies que je n'aurai pas. Je peux encore sentir l'embrun des plages sur mon visage, le parfum des parterres de fleurs, des goûts et des visages que je ne reverrai plus jamais. Tout sera différent, et si cela semble trop identique c'est que quelque chose d'autre aura changé. Ce bois aura été ma bénédiction et ma malédiction. Une entrave à ma liberté, une ouverture à ma curiosité. Jamais, je pense, je n'arriverai à décrire tout ce qui m'est arrivé là bas. Cela restera mon petit jardin secret, ou plutôt mon bois brumeux secret. Tant de souvenirs... Même si cela fait plusieurs années que j'ai appris à dissocier mes rêves et les illusions éveillées que ce bois provoque, je n'arrive toujours pas à me décider sur quels ont été mes préférés. Quand j'étais petite, je ne pensais même pas être encore sortie du village. Jusqu'à peu, j'avais encore du mal à me rappeler ce qui m'a fait avoir le déclic, la réalisation que je vivais un mensonge... Ni même depuis combien de temps j'y étais, si je n'y avais pas toujours vécu. Au final, c'est évident. Tout est clair sans l'être. Me suis-je noyée ou me suis-je perdue ?... Peut-être un peu des deux. J'ai vécu tant de vies..."

*Un bruit sourd éclata assez loin à l'Ouest et la sortit de sa réflexion solitaire, elle se tourna en sa direction.*

"Ah ? Déjà ? Il faut croire que je fêterai mon anniversaire en dehors de ce bois. Adieu mes rêves, adieu mes illusions. Vous m'avez tant apporté et tant pris. Aujourd'hui je m'en vais, je vous garde avec moi cependant. Dans mon cœur et mon esprit. Vous resterez à jamais les frères et sœurs que je n'ai jamais eus, mes amis, mes amours et mes craintes que je retrouverai. A jamais je vous aimerai. Adieu. Cette fois-ci pour de bon. Berceau des illusions."

La Couleur de l'IrisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant