Chapitre 22 : Le secret d'Antonio

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Salieri soupira, las de cette journée. Il s'était rendu au palais pour récupérer son courrier, laissant chez lui le musicien qui faisait chavirer son cœur. Mais dès qu'il s'était montré dans les couloirs de l'immense édifice impérial, il avait été sollicité de toute part, et ce qui devait initialement être un aller-retour était devenu une journée de travail chargée. Une fois ses tâches accomplies, plusieurs heures après son arrivée, il renvoya Rosenberg venu se plaindre de Mozart en prétextant être épuisé, et il avait pris le chemin de retour pour aller se détendre chez lui, et retrouver Mozart. Il espérait que celui-ci n'avait pas comblé son ennui en trouvant une activité qui lui déplairait, mais il ne se faisait pas trop d'illusions, connaissant le jeune homme. Quand il ouvrit la porte d'entrée, la première chose qu'il nota était le silence suspicieux qui attisa sa méfiance. L'italien retira son manteau, et il traversa les couloirs, monta l'escalier, mais tout ce qu'il remarqua fut que certains objets avaient été légèrement déplacés, ce qui ne le surprit pas, connaissant la curiosité presque maladive de son invité. Il longea le corridor de l'étage, observant rapidement dans chaque pièce pour voir si le blond n'était pas là, avant de se figer soudainement. Son cœur battit tellement fort dans sa poitrine qu'il crut qu'il allait sortir de son torse. La porte, celle qui devait être verrouillée, était grande ouverte. Salieri avança d'un pas lent et silencieux, comme porté par réflexe, puisqu'il n'avait plus l'impression d'avoir un quelconque contrôle, sur la situation comme sur ses propres mouvements. Il s'arrêta à l'entrée, et ce qu'il craignait de voir, il le vit. Wolfgang était dans la pièce, regardant autour de lui sans rien dire. Qu'allait-il penser de lui ? Il parla sans même s'en rendre compte.
- Bordel, Mozart.
Sa voix avait été glaciale, mais pas parce qu'il ressentait de la colère, il n'en avait pas. Il avait peur, de ce secret, de ce que l'autre allait penser de lui, mais il n'était pas fâché. Sa voix était simplement aussi froide que l'émotion d'effarement qu'il ressentait actuellement. Il n'avait pas choisi non plus de l'appeler par son nom, alors qu'ils étaient plus proches, et qu'ils utilisaient leurs prénoms depuis quelques temps. Mais c'était inconsciemment une façon de mettre entre lui et l'autrichien une barrière, une protection, de la distance. Mozart sursauta, et il fit volte face, affichant une expression coupable. Ils se fixèrent pendant un moment, sans savoir quoi dire. Puis, à la grande surprise du blond qui s'imaginait subir la colère de son aîné, ce dernier baissa les yeux, affligé. Il déglutit avant de parler.
- Je suppose que vous devez avoir beaucoup de choses à dire... Ou juste à penser... Je ne suis pas sûr de pouvoir encaisser votre jugement, pour être honnête...
La voix de l'italien n'avait été qu'un souffle, brisé, effrayé. Mozart ne s'était pas attendu à cette réaction, il était pourtant certain que son maestro serait furieux qu'il ait bravé son interdiction, mais il semblait simplement coupable, plus encore que lui l'était d'avoir été surpris dans cette pièce.
- Je ne vous juge pas, dit-il simplement en le regardant. Je suis juste étonné.
- Vraiment ? Répondit aussitôt Salieri en levant les yeux pour le regarder, l'inquiétude faisant briller ses iris.
Wolfgang ressentit une immense peine pour lui, Antonio était si facilement soumis à tous types d'angoisses, et c'était probablement la raison qui le poussait à se renfermer sur lui même, quitte à ignorer ses désirs comme ses émotions. Il avait tant craint le jugement qu'il avait souhaité verrouiller ce lieu aux yeux de quiconque. Il sourit doucement et s'approcha pour lui prendre les mains, les serrant dans les siennes. Son aîné le laissa faire, offert à son total contrôle, se contenant juste de le regarder.
- Oui, Antonio, vraiment. Je ne croyais pas que vous réagiriez ainsi, je ne voulais pas vous effrayer, je pensais que vous seriez en colère contre moi, ce qui m'aurait attristé, mais honnêtement, vous voir aussi affligé m'attriste tout autant.
Il accentua légèrement sa pression sur les mains de son maestro.
- Chacun dans ce monde a des envies particulières, et des fantasmes personnels, ce n'est pas quelque chose qui se juge. Et je ne me permettrai pas de le faire à votre égard. En revanche j'admets que je ne m'y attendais pas, vous avez toujours si bien caché tout ce qui concerne votre vie privée qu'il ne m'était pas possible de deviner, malgré que je sache à quel point vos envies et pulsions sont intenses. Vous auriez du m'en parler, on aurait pu en discuter ensemble, comme tous les amants qui se découvrent. Enfin, si vous considérez bien que nous sommes ensemble...
Il avait légèrement rougi à sa dernière phrase. En effet, s'ils avaient passé un cap certain dans leur relation, s'ils s'étaient promis l'un à l'autre, ils n'avaient jamais discuté plus concrètement de la chose, notamment sur la nature de leur relation. Ils auraient du, ça aurait sûrement facilité les choses en cet instant. Mais Antonio avait déjà l'air plus rassuré, ou du moins, moins anxieux qu'au moment où il avait franchi la porte.
- Oui, j'ai envie que nous soyons ensemble, répondit enfin le brun en détournant les yeux. Même si cette relation reste secrète pour nous éviter divers problèmes, je veux qu'elle existe... Wolfgang, vous avez bien trop transformer ma vie pour que je puisse me passer de vous... Pardonnez-moi de vous avoir caché ceci...
Encouragé par ses paroles, le blond poursuivit.
- Comment avez-vous découvert tout cela ? J'ai toujours cru que vous aviez peu d'expérience... Je me trompais, visiblement...
Salieri soupira, et il traversa la pièce pour s'assoir sur le bord du lit, suivi de près par son partenaire qui n'avait pas lâché ses mains.
- Quand je suis arrivé à Vienne, j'étais encore enfant, et Florian Grassmann, un musicien très talentueux, m'a pris comme élève. Il m'a tout appris, je lui dois tout. Mais quand il est mort, j'étais tout juste majeur, je me suis retrouvé dans une solitude très douloureuse. Bien sûr, mon maître m'avait déjà présenté à la haute société, et j'avais d'avance une carrière professionnelle qui m'attendait, mais j'étais encore trop jeune et inexpérimenté pour les fonctions que j'ai aujourd'hui auprès de l'empereur. Alors, en attendant de gagner en assurance, je faisais un peu comme vous, je réalisais des commandes pour des occasions spécifiques, je composais pour moi, je donnais quelques leçons. Mais je me sentais si mal, et je n'avais personne vers qui me tourner, alors j'ai commencé à me perdre la nuit dans Vienne. Je cherchais quelque chose, de la nouveauté, ou bien mon identité, je ne sais pas. Je suis tombé sur des adresses particulières, où les services proposés me permettaient d'extérioriser les pulsions violentes qui me sciaient la tête. Et comme vous l'avez dit, elles étaient et sont si intenses. Je n'arrivais pas à gérer, alors je me suis abandonné à ce milieu. La sexualité, qu'elle soit brutale ou délicate, me faisait penser à autre chose, je me laissé aller à la luxure et ça soulageait mon esprit comme mon corps. Les femmes qui travaillaient là bas m'ont dit qu'elles me trouvaient attirant, touchant, et qu'il était particulièrement agréable de travailler avec moi, alors je ne payais pas toujours. Et sans la contrainte de l'argent, j'ai abusé de ces services, elles en étaient ravies, elles m'ont initié à toutes ces pratiques, et ont toujours gardé le secret, même après, quand j'ai commencé à travailler pour l'empereur, et ai cessé de les voir les années suivantes. Avant ça, quand j'ai acheté cette maison avec mes économies, cette pièce a été la première à être rénovée, et elles venaient souvent me rendre visite pour en profiter, tout comme pour profiter de moi. C'était bien le but, je voulais qu'elles aient un endroit, où elles savaient qu'elles seraient en sécurité, leur situation est tellement précaire, instable, et risquée. Je voulais leur donner un refuge chez moi. Et moi... J'avais encore besoin de leur présence, de ce que nous partagions. Quelques temps après cet achat, l'empereur m'a donné la chance de faire mes preuves au palais, elles comme moi avons eu peur que ça ruine mon image, et mes chances, alors après de longues conversations avec ces femmes toutes aussi bienveillantes que professionnelles, nous avons arrêté de nous voir, et j'ai rangé au fond de moi toutes mes pulsions. Je n'ai consacré ma vie, ma solitude et mon esprit qu'à mon travail, inlassablement, jusqu'à aujourd'hui. J'ai verrouillé cette porte, et j'ai essayé d'oublier mon passé de débauche. Personne n'en a jamais rien su, et j'ai gravi les échelons, cumulant les titres honorifiques au palais. Mais je n'ai jamais pu effacer tout ça de ma mémoire, surtout en ce qui concerne ces femmes, elles ont été véritablement exceptionnelles, elles ont gardé mon secret, et m'ont toujours encouragé. Si j'ai bien un regret aujourd'hui, c'est de ne plus pouvoir échanger avec elles, parce qu'au delà de leurs services, elles étaient à l'écoute. Je regrette que leur profession soit si instable, et illégale, parce qu'elles méritent d'exercer dans de bien meilleures conditions.
Il se tut enfin, les yeux rivés sur le sol, et Mozart caressa doucement la main de l'italien qu'il tenait toujours dans la sienne. Il l'avait écouté patiemment, et était tout à fait d'accord avec son avis sur les personnes qui travaillaient dans le domaine du sexe. Il les remercia silencieusement d'avoir ainsi protégé son maestro dans sa jeunesse troublée.
- Alors... Murmura enfin l'autrichien. Vous aimez faire toutes ces choses à vos partenaires ?
Antonio rougit violemment, avant de répondre, d'une voix hésitante.
- Pas exactement... En fait... Ce que j'aime... C'est les subir... Les vrais délices, à mes yeux, passent par le supplice... C'est un peu comme votre musique...
- Comme ma musique ?
- Oui... Quand j'écoute vos mélodies, c'est divin, mais ça entraîne chez moi une peur irrationnelle de perdre ce que j'ai, ma carrière, mon talent, tout semble sonner faux à côté de vous. C'est ce que j'apprécie, le bien qui me fait mal. Et c'est entre autres pourquoi j'aime autant écouter votre musique, j'aime cette sensation de douleur allié à un plaisir intense.
Wolfgang ne sut quoi répondre, il n'avait jamais imaginé que ses compositions puissent créer chez son aîné un tel paradoxe, et une telle crainte. D'un autre côté, il se sentait flatté de lui faire un effet si intense.

Mozalieri - Un jeu inavouableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant