Intrusion

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 Même s'il était déjà le milieu d'après-midi, l'heure habituelle de la chasse ou de la promenade du monarque, le banquet battait encore son plein sous les sons de l'orchestre et visiblement, enchaînait sur les danses traditionnelles de la Cour. A cet instant précis, Anne-Sophie ne voulait plus y retourner. Les gens dansaient, et elle détestait la danse. Non pas qu'elle ne savait pas danser, cela aurait été une honte pour sa famille, mais elle n'aimait tout simplement pas. Se mouver autour de gens qui vous poignarderaient bien dans le dos à la moindre occasion pour prendre votre place ne lui inspirait aucune envie.

Lorsqu'elle aperçut les trois dindes rire d'une dame dans la fleur de l'âge, portant un chapeau beaucoup trop baroque, elle décida de faire demi-tour. Elle s'arrêta bien avant de pénétrer dans la salle et croisa le regard noisette de la servante. Celle-ci dévisageait sa maîtresse sans vergogne, jusqu'à ce qu'elle vît passer un voile d'angoisse rigidifier son visage. Qu'avait-elle donc vu ?

— Allez-vous bien Mademoiselle ? Vous êtes toute pâle !

Même si la blancheur du teint était à la mode ces temps-ci, Amandine décelait tout de même un mal-être se dessiner sur le visage de la jeune Dame.

— Raccompagnez-moi à ma chambre Amandine, ordonna durement la jeune dame, et si quiconque ose demander où diable suis-je passée, dites que j'ai failli faire un malaise et que je me suis éclipsée dans ma chambre pour me reposer, est-ce que cela vous semble possible ?

— Oui, Mademoiselle.

Lorsqu'Anne-Sophie et Amandine se retournèrent pour faire demi-tour, une voix appela la jeune dame, qui ferma les yeux et soupira lentement.

— Ma chère Anne-Sophie de Schomberg, vous éclipseriez-vous du banquet en l'honneur de ma future femme ?

— Je suis vraiment navrée, répondit doucement Anne-Sophie en se retournant vers le Dauphin et se soutenant théâtralement au bras de la servante surprise, mais je suis affreusement prise d'un mal de tête horrible, je crois avoir un peu trop usé des petits entremets. Me voilà maintenant bien mal en point mais je vous assure que je vous rejoindrai après m'être quelque peu reposée.

Anne-Sophie jouait divinement bien la comédie sous les yeux ébahis d'Amandine, dû aux innombrables scènes qu'elle réalisait quand elle était petite pour avoir ce qu'elle voulait. Et en général, elle l'obtenait. Alors berner le Dauphin était chose facile, d'autant plus qu'il n'était pas très malin. Du moins, c'était ce qu'il laissait paraître. Il avait tout de même l'air d'y croire et murmura quelques paroles de bon rétablissement à la demoiselle qui se retourna en prenant congé et se dirigea vers sa chambre accompagnée d'Amandine.

Une fois les deux femmes à l'intérieur, la jeune dame n'avait plus faim et Anne-Sophie laissa la pomme entamée sur un guéridon somptueux tandis que la servante cachait la sienne dans les jupons sous son inséparable tablier. Amandine ne put retenir la question qui lui brûlait atrocement les lèvres :

— Qu'avez-vous donc vu pour vouloir vous enfuir ?

Anne-Sophie fut quelque peu désarçonnée face à la question que venait de lui poser sa servante et elle prit minutieusement son temps afin de choisir ses mots :

— J'ai vu des femmes qui ne cessaient de jouer la comédie, de jacasser comme des dindes, à juger tout ce qui passe de près ou de loin de leurs jupons. J'y ai vu des hommes affamés de pouvoir se jeter sur ces femmes à l'allure beaucoup trop méprisantes. Ces mêmes hommes qui ne sont là que pour s'attirer les faveurs du Roi, quitte à manipuler les autres. J'y ai vu des personnes qui sont prêtes à tout pour avoir un minimum de pouvoir, voilà ce que j'ai vu.

Et c'était vrai, Amandine n'en doutait point en voyant une lueur de haine traverser le doux regard orageux de sa maîtresse. Anne-Sophie détestait la Cour, détestait tous ces affreux jupons clinquants, ces chapeaux beaucoup trop emplumés, ces frasques pour le moins inutiles. Elle en avait assez de tous ces hypocrites qui ne cessaient de vouloir baiser les pieds du plus puissant pour ensuite le poignarder dans son dos. Le monde extérieur ne voyait qu'une Cour somptueuse, colorée, riche et belle. Mais la vérité était tout autre. Non, ces gens-là n'étaient que des charognards prêts à vous déposséder et à ruiner votre vie lorsque vous ferez un seul pas de travers, lorsque vous sortez trop des rangs.

En plein milieu de la nuit, alors qu'Anne-Sophie n'était toujours pas sortie de sa chambre, elle entendit un léger bruit venant du hall d'entrée attenant à sa chambre, puis un faible courant d'air frais la fit frissonner. La fenêtre était ouverte ? Elle avait juré l'avoir bien vue fermée ! Lentement et sans bruit, elle s'arma d'une petite dague que sa mère lui avait fait faire, posée sur sa table de nuit. Guidée par les rayons lunaires qui s'infiltraient par les fenêtres non recouvertes par les rideaux, la jeune femme s'approcha doucement du hall de sa chambre. Elle était sûre, il y avait quelqu'un. Un voleur ? Le meurtrier des domestiques peut-être ? A cette pensée, la jeune dame déglutit. Si c'était le cas, elle avait bien peur de ne pas s'en sortir vivante. Et pourtant, Fil lui avait bien dit qu'il était suicidaire de s'en prendre aux Nobles dans le Palais lui-même ! L'air frais qui traversait la fine robe de chambre blanche de la jeune fille, la fit frissonner bien plus encore. Mais le meurtrier devait penser qu'elle était en bas, assistant à la fête de noce de son Dauphin ! Elle pouvait bénéficier d'un effet de surprise ! Elle entra alors rapidement en brandissant devant elle sa lame, mais il n'y avait rien ni personne. La fenêtre était ouverte.

Le tueur au masque de porcelaineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant