Menace commune

26 5 0
                                    


Le lendemain, après la messe, Anne-Sophie s'éclipsa dans les jardins. Peut-être rencontrerait-t-elle par hasard le Prince. Elle se souvint de leur première conversation, il errait tout comme elle, dans ces somptueux jardins royaux. Elle croisa de nombreuses femmes, accompagnées de leurs chaperons ou de leurs amies, qu'elle salua. Anne-Sophie inspecta chaque allées, mais ne vit nullement le caractéristique pourpoint bleu de sa majesté. La jeune fille se découragea et soupira longuement lorsqu'elle fut seule dans une allée. Cependant, une ombre peu familière se tenait devant elle, affalée contre le tronc d'un arbre, assoupie. Anne-Sophie se rapprocha, tentant de faire le moins de bruit possible. Elle n'eut pas à se poser la question de l'identité de l'homme puisqu'elle reconnut sans peine les joues creusées et la paupière balafrée appartenant sans nul doute à ce malfrat d'Italien.

— Fil ! s'écria-t-elle.

L'Italien, réveillé en sursaut, se jeta rapidement sur ses pieds et dégaina habilement une dague dans chaque main, toutes deux pointées vers la jeune femme. Cette dernière recula soudainement, hoquetant de surprise.

— Mademoiselle Anne-Sophie ! soupira Fil en la reconnaissant (il abaissa et rangea prestement ses deux lames) Qu'est-ce qui vous a pris de hurler mon nom ? Un peu plus et je vous aurais tranché la gorge.

La jeune femme soupira de soulagement elle aussi non sans frissonner à sa dernière remarque, puis s'avança vers Fil tout en restant à une distance raisonnable, comme le lui indiquait le code de la bienséance. Elle voulut répondre à sa pique mais l'Italien la devança en reprenant la parole :

— Justement, je vous cherchais. (Il brandit de sa besace une enveloppe froissée) Ne vous dit-elle pas quelque chose ?

Anne-Sophie prit peur. Fil n'était tout de même pas un voleur, et ne lui avait pas volé la lettre qu'elle avait cachée ! C'est en déglutissant qu'elle lui prit l'enveloppe des mains. Mais ce qui la frappa en premier lieu, fut l'inscription au dos « Messer Filiberto Lucciano », ainsi que le seau noir identique à son enveloppe qui scellait celle de l'Italien. Elle déplia l'enveloppe et lu la lettre.

« Messer Filiberto Lucciano,

J'espère ne pas avoir trop dérangé tes affaires, mais peu importe. Je ne te salue pas, car je n'en vois pas l'intérêt. Allons droit au but veux-tu ?

Je sais qui tu es. Je connais tout ton passé, mon ami. Oui tout, même les parties les plus sombres. Tu es un homme intelligent, un talentueux voleur et bien d'autres encore. Mais que dis-je ? Tu le sais déjà.

C'est pour cela que je t'ai choisi pour jouer avec moi. Le principe est simple : Découvre qui je suis. Gagne et tu sauveras des vies. Perds et ce sera celles des autres que je prendrais, sans omettre la tienne !

Ne t'en fais pas, tu ne seras pas seul, cher ami. Une merveilleuse et talentueuse femme t'attend afin de résoudre ce mystère. Tu sais de qui il s'agit. Tu lui as déjà parlé, pas de la plus agréable des manières à ce propos. Allons, comme elle l'avait si bien dit : « Ce n'est pas comme cela que l'on converse avec une Dame ! ». N'oublie pas que je t'observe Messer, et que je détiens le plus noir secret de ta vie.

Que l'acte commence et les masques tombent.

L'Homme Masqué »

Même si ce qu'elle aurait voulu retenir est le fait que cet homme masqué la jugeait merveilleuse et talentueuse, elle fut vite rattrapée par la réalité des choses. Même si le langage se montrait plus agressif, la calligraphie était identique : Fine, droite et légère. Le même dessin caractérisait la lettre : deux masques de théâtres, l'un rieur et l'autre triste. C'était le même expéditeur que la sienne.

— Il a déposé une lettre sur l'encadrement de ma fenêtre cette nuit, déclara Anne-Sophie, l'écriture et le seau sont identiques, mais il n'a jamais été question de collaborer.

Les questions qu'elle avait soulevé la veille ressurgirent, mais cette fois, de nouvelles se créèrent. Comment se faisait-il que le Masqué connût leur vie par cœur ? Il était au courant de leur entrevue avec la Prince et la servante, il avait cité la réplique méprisante qu'avait jeté la jeune dame au visage de l'Italien. D'ailleurs, ce dernier arracha la lettre et l'enveloppe des mains de la jeune fille, pour la fourrer dans sa besace. Il lui lança un regard inquisiteur, et la curiosité d'Anne-Sophie décupla sous ses yeux ambrés. Elle repensa à ce que le Masqué avait dit : « un talentueux voleur ». Fil serait un criminel ? Et que pouvait signifier « et bien d'autres encore » et ce « noir secret » ? Était-il un mercenaire ? Cette réflexion lui fit froid dans le dos et ses mains tremblèrent imperceptiblement. Fil le remarqua et haussa les sourcils dans sa direction. Puis contre toute attente, il éclata d'un rire franc :

— Vous y croyez à ce que je vois. (Anne-Sophie le regarda avec incompréhension) Ce qu'il dit dans la lettre, le fait que je sois un criminel.

— Vous m'en avez tout l'air après tout, répliqua-t-elle.

La jeune fille secoua ses jupons bleus pour se donner un air confiant. L'Italien esquissa un sourire amusé et détourna un instant le regard, pour ensuite le reposer sur la jeune Dame. Cette dernière constata qu'il n'y avait plus aucune once d'amusement, juste la froideur de son sérieux. Elle déglutit difficilement et croisa les bras sur sa poitrine.

— Ecoutez, commença-t-il, cela ne me plaît guère plus que vous de collaborer. J'ai juste envie de sauver ma peau, si toutefois cette mascarade est vraie.

— Et la vie des autres vous y pensez ? S'exclama outrageusement Anne-Sophie les mains sur les hanches, pas à la mienne mais à ces domestiques qui peuvent mourir sans que l'on ne le sache !

— Vous vous montrez d'un bien grand cœur pour une noble, trancha-t-il agressivement.

Anne-Sophie voulut répliquer à cette joute verbale mais l'italien la coupa dans son élan :

— Et qui vous dit que ce seront obligatoirement des domestiques ?

La jeune femme n'y avait pas pensé. En réalité, elle voulait faire le lien avec le meurtre dont le Prince lui avait parlé et le Masqué était le parfait bouc émissaire. Elle ne répondit pas à la question de l'Italien qui fulmina dans son coin. La jeune femme n'avait pas plus de réponses que lui.

— Croyez-vous que nous puissions en parler au Prince ? Demanda la jeune femme.

— Je ne le ferais pas, Le Masqué pourrait s'en prendre à lui.

— Vous vous souciez enfin d'une autre vie que la vôtre !

Mais l'Italien ne répondit pas à sa pique. Plus curieuse encore, elle voulut lui poser d'autres questions mais une fois de plus il la devança :

— Nous tergiverserons davantage demain, conclut-il en tournant les talons.

Mais avant qu'il ne disparaisse à un détour, Anne-Sophie lui posa la question :

— Qu'est le « noir secret » que mentionne votre lettre ?

Fil se tourna brusquement vers elle. Son regard ambré semblait en feu et il serrait la mâchoire.

— La prochaine fois, je ne vous ferai lire aucune de mes lettres, cracha-t-il amèrement, cela vous apprendra à croire tout ce qu'un inconnu fou à lier y écrit !

Le tueur au masque de porcelaineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant