Coupable ?

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Anne-Sophie triturait comme à son habitude les pans de tissus de soie rouge pâle, secouée par les déformations des chemins que le carrosse subissait depuis déjà quelques heures. Elle chevauchait vers son avenir incertain, son alliance avec un inconnu. Déjà bien triste et encore guère remise des émotions de la veille, la jeune femme détaillait d'un regard vide le paysage qui défilait au travers des vitres. Elle n'arrivait pas à le croire. Le Prince Laurent ? Le Masqué ? C'était presque impossible mais les morceaux commençaient à s'assembler. Les lettres étaient tellement précises et détaillées sur sa façon de se comporter qu'il ne pouvait que s'agir d'une personne proche. Etant donné son statut de Prince, il a dû être apprenti d'un homme de science qui soignait son père, le Roi. Il aurait donc pu avoir quelques connaissances sur le corps humain. Il était au courant des avancées de Fil et elle-même, donc les retranscrire vaguement dans les lettres au sceau noir n'était que plus aisé. Mais pourquoi se livrer maintenant ? Elle avait entendu lorsque le Prince avait avoué, mais cette déclaration semblait tellement fausse ! Était-ce vraiment lui ? Une partie d'elle s'acharnait à lui faire entendre raison. Après tout, elle l'avait vu, près du corps mutilé, la lame dans la main dégoulinante de sang. De plus, il avait avoué ! Pourtant, elle ne pouvait s'empêcher de penser que ce n'était pas le personnage à écrire des lettres qui suintaient la provocation mélangée à de la passion hargneuse qui tournait vers la haine. Laurent était jadis un jeune homme sanguin et provocant mais il ne l'avait point montré à qui que ce soit depuis leur première rencontre. Certes, il pouvait très bien cacher ses cartes dans un bon recoin de sa manche et les abattre au moment propice. Cependant, elle ressentait que le véritable assassin aimait se jouer de ses pions. Serait-il possible que Laurent eut affaire à lui ou une de ses sordides lettres ? Aurait-il lui aussi fait un pacte avec le Masqué ? Toute cette affaire lui donnait des vertiges et elle remarqua à l'air frais qui venait de s'engouffrer dans l'habitacle ainsi qu'on son du bois grinçant et des secousses arrêtées, qu'elle était arrivée au domaine de sa famille. Elle descendit les petites marches à l'aide du cocher qui lui prenait la main et se posta droite et fière devant la Duchesse Louise-Félicité de Schomberg, sa mère, qui venait de franchir le pas de la porte pour venir la saluer. Anne-Sophie la dévisageait d'un air froid, toujours agacée de la décision qu'elle et son père avaient prise sans même lui en parler. Une servante engoncée dans son habit noir et dont la tête baissée était recouverte d'une coiffe en organdi, se déplaça afin de récupérer un des sacs de voyages de la jeune Dame, accompagnée de quelques autres de ses comparses qui prirent le reste. Tandis que les domestiques s'agitaient, les deux femmes se jaugeaient du regard. L'une rayonnante d'une jeunesse infaillible, portant à merveille sa légère robe rouge pâle ouverte sur le devant d'un tissu blanc pur orné de dentelles. Des perles nacrées dessinaient sa silhouette longiligne sur son corset, mettant en valeur ses hanches rehaussées de boudins pour en accroître la largeur. L'autre respirant l'aristocratie, la rigueur et la sagesse, vêtue d'une épaisse robe émeraude dont la dentelle dépassait de ses manches, ornée de multiples joyaux, prouvant la richesse de leur famille. Louise-Félicité descendit lentement mais élégamment les trois marches du perron. La Duchesse détailla sa resplendissante fille d'un œil admiratif.

— Tu es si belle...murmura-t-elle comme fière de son œuvre.

— Mère, salua Anne-Sophie d'un regard dur et d'une voix tranchante.

L'intéressée cligna des yeux, voulant chasser les larmes de fierté qui luisaient au coin de ses yeux. La Duchesse voulut exprimer cette admiration sans nom, ainsi que cette joie qu'elle éprouvait pour le mariage tant attendu de sa fille. Mais cette dernière la coupa dans son élan d'un ton bien plus glacial que le vent d'hiver.

— Mère, le voyage a été long et des plus fatiguant, je souhaiterais me reposer si vous me le permettez, cracha-t-elle presque amèrement.

Mais Anne-Sophie ne lui laissa pas le temps de répliquer quoi que ce soit qu'elle la dépassa, montant rapidement et majestueusement les marches du perron et entrant précipitamment dans la demeure familiale.

Après avoir poussé les battants, son regard détailla l'entrée. Rien n'avait changé si ce n'était que quelques décorations. Le sol en marbre brillait à ses pieds, et faisait claquer ses talons. Elle se souvint d'elle, petite, qui courrait dans tous les sens, se cachait derrière la grande statue de nymphe. Elle se vit dans le miroir en face d'elle, surplombant la banquette vert fade et reflétant les rayons lumineux sur les dorures ornant les hauts des murs. Elle observa en soupirant le magnifique portrait de famille réalisé par le peintre Antoine Coypel. Anne-Sophie petite fille siégeait sur les genoux de sa mère, assise dans un grand fauteuil aux motifs verts floraux. Puis derrière le fauteuil, son père, les deux mains posées sur le dossier, lui aussi debout. Son visage semblait figé dans la concentration ou la contemplation. Ses yeux paraissaient fixer Anne-Sophie pendant qu'elle le dévisageait. Elle détourna très vite les yeux du tableau, le regard insistat=nt de son père la rendant mal-à-l'aise. Elle s'avança et se retrouva au niveau de la grande porte menant au salon de réception ; là où les invités venaient pour raconter leurs histoires où converser littérature. Les hommes s'asseyaient dans les grands fauteuils de velours, se levant parfois pour faire une séance de jeu de paume, tandis que les femmes discutaient essentiellement autour d'une tasse de thé, voire du café de temps en temps. Une fois, Anne-Sophie en avait goûté à Versailles, car il s'agissait d'un nouveau met venant du Nouveau Monde que les Espagnols vendaient. Mais une fois les lèvres trempées, elle avait ressenti un vif goût amer qui l'avait dégoûtée à tout jamais de ce cher et intrigant liquide. Dans le salon était suspendus symétriquement les tableaux de chaque membres de la famille, encadrés de dorures. Une immense cheminée décorée de marbre chauffait gracieusement la pièce durant les hivers, surplombée par le buste sculpté de leur père. Celui-ci était beaucoup plus sérieux, le représentant dans toute sa splendeur de Duc richissime. Justement, elle voulait lui parler. Anne-Sophie savait que son père ne se tiendrait jamais dans le salon, alors, elle se hâta dans la bibliothèque jouxtant le bureau de son père.

Après avoir parcouru les dizaines de rayonnages sculptés, elle trouva enfin le lieu qui lui a tant de fois été interdit d'accès. Cette crainte de la punition n'était sans doute toujours pas passée, puisqu'elle ne frappa pas directement à la porte. La jeune fille prit le temps de respirer longuement et de s'assurer qu'aucun autre homme que son père ne s'y trouvait. Il serait inconcevable pour lui que sa fille interrompe une discussion confidentielle ou politique. Mais à peine avait-elle la main au-dessus de la poignée que la porte s'ouvrit soudainement sur une grande et imposante silhouette qu'elle reconnaissait tant.

— Allons ma fille, vous n'avez plus 8 ans, s'exclama le Duc Henry de Schomberg, je vous aie entendue arriver.

La jeune fille releva les yeux vers le seul homme qui a le plus compté dans sa vie, son père.

Le tueur au masque de porcelaineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant