Triste décision

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Thomas plongeait sa plume dans le pot d'encre sur son bureau. Seuls les bruits de glissements de la plume sur le papier et celui de pages que l'on tournait résonnaient dans la pièce. Il avait insisté pour que son épouse lui tienne compagnie dans cette pièce devenue lugubre. Parfois il lui lançait un regard et elle ne détournait pas les yeux de son livre. Elle aurait pu sembler plongée dans son récit si les tremblements de ses mains n'étaient pas aussi visibles. Thomas le savait, un livre ne faisait pas aussi peur. Elle n'avait pas décroché un mot depuis qu'elle était entrée dans la pièce. A vrai dire, cela faisait même depuis deux semaines qu'il la trouvait beaucoup trop silencieuse. Deux semaines s'étaient écoulés, depuis qu'elle avait découvert la vérité. S'en voulait-il ? Pas vraiment. Cela avait fait partie de son jeu et elle avait gagné. Seulement, cela faisait bien longtemps qu'il n'était plus le Masqué. Car la seule chose qu'il n'avait pas prévu, était de l'aimer. Peut-être s'en mordait-il un peu les doigts de ne pas avoir été plus attentif. Il aurait préféré qu'elle ne sache rien. Anne-Sophie l'aurait alors aimé pour l'homme qu'il était, pas pour le monstre qu'il avait été. Désormais, elle devait faire les deux. Aimer le monstre et l'homme à la fois. Mais elle avait peur. Anne-Sophie ne l'aimait plus, elle était terrorisée. Il l'avait bien observée durant deux semaines. Elle s'éloignait quand elle le pouvait, ne lui parlait plus dans les yeux, sursautait quand il lui posait une question lors des repas. Il avait remarqué lorsqu'elle avait agrippé le couteau à beurre si fort que ses jointures étaient devenues blanches. Un tel ustensile ne lui aurait fait le moindre mal, mais elle l'avait tenu si fort dans les mains que Thomas avait presque pu voir le dilemme mental qu'elle s'imposait. Alors, il avait pris une décision. Il savait qu'il ne supporterait pas de la voir partir. Il ne supporterait pas qu'elle agisse de la même manière que les autres. Les autres femmes qu'il avait aimées. Les femmes qui l'avaient trahi. Lui qui les avait chéries aussi fort que l'on puisse chérir un trésor. Il avait tout fait pour elles. Mais ce sont les femmes qui sont parties, elles qui ont décidé de le trahir. Une lui avait même fait un enfant bâtard qu'il avait rejeté. Rageusement, il écrasa la plume qui se tordit dans sa main. Anne-Sophie lui lança un regard timide qu'il évita. Son papier était désormais tâché d'encre. Il aurait pu en discuter avec Laurent, son ami d'enfance, ou Anne-Sophie éventuellement, mais il en avait honte. En soupirant, il leva les yeux vers son épouse. Ses iris gris ne tardèrent pas à se baisser pour reprendre leur lecture. Thomas serra les poings. Il s'était vengé de ces femmes en tuant ceux qui ne méritaient pas d'aimer et d'être aimés en retour. Pourquoi lui devait-il souffrir tandis que d'autres s'amourachaient de n'importe qui ? Alors il avait apporté la souffrance, la douleur, la trahison. Il avait détruit des amours interdits, parce qu'ils n'avaient pas lieu d'être. Mais ce fut aussi un bon prétexte pour y instaurer un régime de terreur au sein de l'aristocratie et faire tomber la couronne de France entre ses mains. En effet, car après avoir accusé Laurent, il s'en serait pris à Louis, le Dauphin qui à bien des égards aurait pu être le parfait bouc émissaire final de sa mise en scène. Ainsi, la famille royale aurait sombré de la mauvaise réputation qu'il leur aurait affligé. Le Roi serait mort et dans son dernier souffle aurait déclaré Thomas, aimé autant qu'un fils, comme le dernier successeur d'aplomb pour une telle responsabilité. Mais lorsqu'il avait rencontré Anne-Sophie, il s'était dit que la vie lui avait donné une seconde chance et son désir de pouvoir avait grandement diminué. Il avait tout gâché. Thomas avait pourtant tout mis en place pour que la vérité n'éclate pas au grand jour. Depuis le début, il comptait faire disparaître Fil. Son expérience de mercenaire et sa capacité d'observation n'aurait fait que compromettre ses ambitions. S'en débarrasser était la moindre des choses. Seulement le faire lui-même était compliqué. En revanche faire chanter Laurent avait été un jeu d'enfant, lui qui l'avait toujours tenu au courant de tout ce qu'il se passait, notamment de sa relation si précieuse avec cette domestique. Une fois Fil hors d'état de nuire, le Masqué aurait disparu avec lui. Mais ce misérable Italien avait fait échouer tous ses plans lorsqu'il avait réussi à s'évader de la prison. Il avait pourtant tenté de le retrouver, avait fait joué différents informateurs et contacts pour le pister. Cependant, l'italien semblait plus intelligent et malin qu'il ne l'avait laissé paraître. Thomas ne l'avait pas sous-estimé. Il pensait l'avoir à la botte à cause de son passé et pouvoir le manipuler aussi bien que Laurent. Quelle avait été sa surprise lorsqu'il avait appris son évasion ! Cela l'avait que plus agacé encore. Et cet état d'esprit lui avait valu d'être maladroit. Mais, sa colère fut décuplée lorsqu'il constata le changement de comportement de son épouse. Il ne voulait pas qu'elle parte et il était persuadé qu'elle comptait le faire. C'était pour cela qu'il avait pris cette décision. Un choix audacieux mais réfléchi. De cette manière, il n'allait pas souffrir une nouvelle fois. Plus jamais il ne laisserait une femme lui briser son cœur déjà trop meurtri. Pourquoi n'en avait-il parlé à personne ? Un sourire ironique se dessina sur son visage. Qu'en aurait pensé les autres ? Ils riraient de lui, en ferait la risée de la Cour ! Enfin ! Un homme tel que lui ne se faisait pas dominer par une femme ! Et c'était ainsi qu'il l'avait ressenti. Alors à chaque fois qu'il rencontrait une nouvelle femme, il jouait le difficile. Il feintait d'être connu par les plus belles de la Cour mais qu'il n'avait accepté aucune d'entre-elles. Pourtant cela n'avait en rien empêché de se faire manipuler à chaque fois. De ce fait, il s'était construit une nouvelle personnalité : le Masqué. Un être provocant et craint. Arrogant et prétentieux. Ce qu'il aurait voulu être parfois. Mais Anne-Sophie ne méritait pas ce monstre. Elle aimait Thomas, pas le Masqué. Elle craignait ce dernier. Et depuis qu'elle savait qui il était réellement, elle craignait aussi Thomas.

Il reposa la plume brisée dans sa main sur le bureau et relu une dernière fois sa lettre. La dernière qu'il écrirait. La scellerait-il avec de la cire noire ? Non, cela n'en valait pas la peine. Cette fois, ce n'était pas le Masqué qui avait écrit, mais Thomas Duc de Beaumont, époux d'Anne-Sophie Duchesse de Beaumont. Il plia le papier soigneusement avant de lever la tête vers son épouse toujours plongée dans sa lecture. Il décida de l'interpeller, d'une voix rauque.

— Anne.

La jeune Duchesse ne sursauta pas, et releva ses yeux gris vers les siens. Thomas adorait ses yeux gris. Ils étaient tellement purs et sincères. Ils se fixèrent un instant avant qu'il reprenne :

— J'aimerais vous montrer quelque chose.

Voyant la confusion apparaître sur le visage de porcelaine de son interlocutrice, il sourit, se leva en prenant le papier et le glissa dans son pourpoint. Anne-Sophie semblait perdue mais délaissa à son tour le livre pour suivre son époux. Thomas lui tendit son bras et la Duchesse passa craintivement sa main sur son habit. Il senti la froideur de ses doigts se poser sur le tissu de son pourpoint. Dans le grand salon, Anne-Sophie aperçut Amandine nettoyer une statuette en bronze. La domestique lui lança un regard que Thomas n'arriva pas à déchiffrer mais n'en eut cure. Tout ce qu'il comptait, c'était d'en finir. Ensemble, ils se dirigèrent dans les jardins. Thomas avait une surprise pour son épouse. Ils se baladèrent en silence jusqu'à arriver devant un amas de fleurs jaunes de différentes espèces. Un sourire sincère habilla le fin visage d'Anne-Sophie qui se détacha du bras de Thomas pour admirer les fleurs de plus près. Voir cette expression de joie sur le visage de sa dulcinée le fit hésiter un moment. Sa main droite tremblait mais il était déterminé à exécuter ce qu'il avait décidé. Il observa Anne-Sophie dandiner autour du parterre de fleurs, en s'exclamant et en devinant leur nom. Thomas fut émerveillé. Il apprécia la voir si joyeuse rien qu'avec de simples fleurs. Elle était tout pour lui. Il esquissa un sourire qui se mua en expression troublée lorsqu'elle s'approcha de lui et murmura :

— Merci beaucoup, elles sont magnifiques.

Il voulut pleurer. Mais il ne devait pas montrer sa faiblesse maintenant. Pas alors qu'il était proche de son objectif. S'il ne pouvait garder Anne-Sophie auprès de lui, alors personne ne le pourra. Il réduisit l'espace entre eux deux et l'embrassa passionnément. Première marque d'amour dans un lieu public. Mais il n'en avait rien à faire. Anne-Sophie fut étonnée mais rejoignit le mouvement. Au moment où ses lèvres se détachèrent des siennes, elle entendit :

— Je t'aime tellement, je suis désolé.

Soudain, un éclair de douleur la foudroya de tout son corps. Ses yeux fixèrent ceux larmoyants de son époux. Thomas dégagea la lame de son abdomen, la main en sang. Son pourpoint en fut aussi tâché. Les mains de la jeune femme se détachèrent de Thomas pour maintenir le flot de sang qui s'écoulait de la plaie. Dans sa tête défilait ses souvenirs les plus marquants. Une ribambelle d'émotions lui traversa l'esprit. Elle était triste de mourir, déçue d'être tuée par son époux qu'elle aimait tant, déçue d'elle-même d'avoir cru qu'il ne lui ferait jamais de mal, en colère de s'être fait avoir et elle avait peur. Tellement peur de la mort. Tellement peur de ce qui allait survenir.

Thomas la maintint contre lui en s'échouant peu à peu sur le sol, lui caressant ses cheveux bruns ondulés si doux. Il pleurait. Pourquoi l'avait-il fait ? Pourquoi ? Il regrettait dès à présent. Elle allait partir. Mais cette fois ce n'allait pas être sans lui. Lorsqu'il entendit qu'elle rendait son dernier souffle. Il la serra encore plus fort dans ses bras, pleura dans le creux de son cou devenu tiède. Thomas finit tout de même par s'en détacher et la porta sur le massif de fleurs jaunes. Il la déposa minutieusement au centre du massif et sorti de son manteau un masque d'or orné de pierreries. Il l'avait fait faire par un artisan du village ignorant les tragédies de Versailles. Thomas le plaça doucement sur le visage fin de son épouse. Il prit un instant pour la contempler, si prestigieuse, si gracieuse les yeux fermées. Les mains jointes sur son ventre dont le tissu de la robe était tâché de sang, les paumes tournées vers le ciel. Il décrocha une fleur de cosmos rouge qui avait poussé sur un autre massif de fleurs et le déposa au creux des mains d'Anne-Sophie. Il l'admira une nouvelle fois avant de sortir le papier qu'il avait écrit de son pourpoint. Il la relut une dernière fois, tâchant le papier du sang de sa belle. Thomas s'agenouilla à ses côtés, lui caressa une dernière fois les cheveux et se planta la lame dans le cœur. Au contraire d'Anne-Sophie, il hurla de douleur. A la fois pour la perte de son épouse que pour la souffrance physique qu'il endurait. Son cri alerta les domestiques qui se précipitèrent à l'extérieur. Mais ce fut trop tard. Le Duc agonisa un instant avant de sombrer, mort à côté de son épouse dont il tint la main. Ainsi, ils ne se sépareront jamais. Ainsi, Thomas ne souffrira plus et reposera éternellement auprès de celle qu'il a toujours aimée.

Le tueur au masque de porcelaineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant