Chapitre 20 : "Je veux les sauver"

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Et pendant que nous marchons, je me rends compte que je ne pourrais jamais plus me balader seule dans les rues de Solaris, sans prendre le risque de mourir.

Ashton me tient fermement. Il m'empêche de bouger et surtout, de m'enfuir. Je gesticule pour qu'il me lâche, en vain. Nous arrivons dans le débarras de la dernière fois, celui où il m'avait emmené lorsqu'il m'avait vu sortir de la base pour aller à Greycott. Il me jette à l'intérieur, se retourne et ferme la porte, qu'il bloque grâce à une barre en métal qui traînait dans le coin de la pièce.

Son corps pivote tandis qu'il me regarde enfin.

« Que se passe-t-il ? » Ses sourcils se froncent, sa voix tonne et se répercute dans le silence qui flotte dans la salle. Il a l'air énervé, ce qui me rend moi-même en colère. Je n'ai pas du tout envie, surtout maintenant, de subir ses humeurs. Je n'en ai pas besoin.

« Rien. » Je réponds d'un ton froid. Si l'ambiance était déjà tendue, ma réplique la rend glaciale. Ses yeux s'assombrissent tandis qu'il enchaîne :

« Réponds-moi immédiatement ! » L'ordre qu'il vient de prononcer me donne encore moins envie de coopérer.

Personne. Ne. Me. Donne. D'ordres.

Alors c'est au tour de mes yeux d'exprimer toute la colère que je ressens. Je sens mon regard s'enflammer et mon corps bouillir. J'ai toujours eu du mal à gérer mes émotions. J'ai rarement peur : mon esprit lucide m'en empêche et me permet de décrypter chaque situation avec raison et non pas avec passion. Ce qui est étonnant, c'est que cette raison qui me prévient de la peur, ne me prévient pas de la colère. Bien souvent, la terreur se transforme en un sentiment d'ébullition duquel je ne parviens que très lentement à m'extirper, et c'est exactement ce qui est en train de se passer. Je défoule toute l'angoisse que j'ai ressentie sur Ashton, qui semble être prêt à répliquer avec une véhémence similaire à la mienne.

J'avance vers lui et le pousse sur le côté pour qu'il dégage de ma vue. Surpris par mon geste, il se laisse faire pendant que d'un coup brusque et coléreux, j'enlève la barre de métal qui entrave la porte. Je tire tellement fort que je casse la poignée en même temps. Toujours fulminante, je frappe violement la porte avec mon pied. Elle finit par s'ouvrir. Au même moment, Ashton sort de sa transe et m'attrape par le ventre. La blessure que mon agresseur m'a infligée se réveille et je suis obligée de gémir de douleur.

« - Arrête de jouer à la secrète. C'est ridicule. Ce n'est pas pour ta petite personne que je fais ce que je fais. Je suis instructeur et je suis en charge du bon fonctionnement de cette base. N'oublie pas que je connais ton petit secret. Si tu t'obstines à continuer d'enfreindre les règles et surtout à me provoquer, tes petites sorties à l'extérieur ne seront plus si secrètes. »

Me menacer ? Croit-il sérieusement que c'est ce qui pourrait me faire fléchir ? Le regardant droit dans les yeux, je me saisis une nouvelle de la barre métalleuse, et, le fixant toujours, je la coince dans la rainure de la porte en exerçant une force dans le but de l'ouvrir. Réussissant ma mission, je lâche l'objet par terre, me tourne en prenant le soin de donner un coup d'épaule à mon instructeur près de moi, et sors avec légèreté de la pièce où j'étais emprisonnée.

Bien que fâcheuse, cette entrevue m'a au moins permis de reprendre ma respiration. Ma raison a fait son travail habituel, et maintenant qu'elle a fait son grand retour, elle paraît ne plus vouloir me quitter. Celle-ci me pousse à reconsidérer l'estime que j'avais commencé à développer pour Ashton. Il est, comme il l'a craché virulemment quelques instants auparavant, un instructeur, donc il cautionne ce système inique. Et moi alors, en me comportant comme une bonne petite recrue bien docile, ne suis-je pas en train de cautionner un état que j'abhorre  ?

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Milton à côté de moi, je recouds avec précaution la plaie de l'animal. L'odeur est horrible. Le sang nous dégoûte.

Voici donc notre nouvelle épreuve. Nous devons appliquer les techniques de premiers soins appris jusqu'alors, lors des cours théoriques. Faute de pouvoir le faire sur un vrai être-humain, (on comprend aisément les difficultés que cela engage ... ) nous avons face à nous un porc. Mort déjà depuis longtemps.

C'est le pire moment de ma vie. Et pourtant j'ai été trahis, agressée, kidnappée et aussi vouée à une mort inéluctable.

Alors que mon aiguille perce une nouvelle fois la peau du porc – Milton ayant expressément refusé de le faire- je casse le fil en pleine action. Comprenant que je suis censée recommencer depuis le début, je commence à rire nerveusement. Milton, qui s'était lui chargé de nettoyer tout le sang préalablement, me rejoint. Il s'esclaffe même. Rapidement, ce petit rire de fatigue se transforme en un grand fou rire inarrêtable. Chaque fois que nous nous regardons, nous repartons er nous bidonnons immédiatement.

Après quelques minutes, nous parvenons enfin à reprendre notre sérieux.

« -Des fois, je me demande ce que je fais là. Tu te rends compte ? On est en train de recoudre un cochon mort ? » déclare Milton, visiblement dépassé par les évènements.

Je réponds en riant : « - Vu comme ça ..." Puis je lui demande plus calmement : "- Ta vie d'avant ne te manque jamais ?". 

- Mes proches ? Oui, énormément. Ma vie ? Non pas du tout. J'étais pauvre, je ne mangeais pas à ma faim, je dormais dans une cabane qui menaçait de s'effondrer à chaque instant ... L'entraînement  a ses défauts, mais ici j'ai des conditions de vie décentes. Je ne mérite pas autant pourtant : j'ai prié sans cesse pour que ce soit ma petite sœur celle recrutée. Lorsque que CJ, mon cousin, est mort avec l'Elite, c'est moi que les autorités sont venues chercher et pas Kenza. J'ai refusé d'abord de partir, mais ma mère et ma sœur m'ont convaincu que c'était une chance inestimable pour moi. Je suis finalement parti en les laissant derrière moi alors que c'était la dernière chose que je voulais faire : les quitter. Une fois à la base, je me suis promis que je serai un bon recru, non pas simplement pour sauver ma petite personne, mais aussi et surtout pour leur donner une chance. Si nous réussissons notre mission, d'autres expéditions seront lancées. Qui sait, peut-être que ce sera la famille des recrues qui sera choisi en priorité comme membres ? C'est peut-être naïf, mais c'est le seul moyen que j'ai à ma disposition pour les sauver. Je les aime trop pour les laisser mourir sans me battre. "

Ne sachant quoi répondre, j'hoche la tête avec compassion, impressionnée par son témoignage d'amour. Je rattache un fil à l'aiguille, pique la peau, fait quelques points à nouveaux et casse mon fil à nouveau. Je respire fortement devant ce nouvel échec. Visiblement, je ne suis pas douée des dieux. Je tourne ma tête doucement vers Milton pour constater sa réaction. Les mains remplis de sang, la résignation qui nous habite et le porc mort à côte de nous, nous nous remettons à rire de façon incontrôlable. 

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