Chapitre 16

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J'ai passé le reste de la nuit dans un boudoir reculé de la maison. Je ne tenais pas à entendre les festivités ni voir débarquer Djalah ou Kliss en pleurs.

Je me sens terriblement impuissante. Je ne pouvais pas empêcher la mort d'une personne chère à mes yeux. Des larmes ont coulé. Pas pour Pigelley, je pense, mais plutôt sur mon sort. Je suis devenue bien trop égoïste pour me soucier des autres. Ils ne font que m'apporter ce que je désire et je ne renvoie jamais la monnaie, de mon côté. Oui, je suis devenue une personne peu vertueuse. Mais je commence à m'y habituer.

Maudit accident qui me rend instable, totalement folle.

Et avec ça, j'ai perdu la confiance de Tampia et de Firine. Je ne me vois guère continuer à fréquenter Karlan et Vron. Je me suis isolée dans ma quête de vengeance comme une imbécile. Mais peut-être était-ce ce que je voulais. Me détacher de tout sur cette île pour commencer une nouvelle vie.

Finalement, je rassemble mon courage et sors de ma retraite. La fête est finie et les salles communes désertes. Les chambres doivent être toutes occupées à cette heure. Je ne veux pas m'attarder en ces lieux.




Cette île me dégoute, je n'arrive plus qu'à y respirer un air vicié. Voilà bien la première fois de ma vie que je suis ici, sur le plus haut toit de la forteresse. J'ai gravi tous les départements, escaladé les façades pour en arriver là. Le soleil est haut dans le ciel mais je le devine plutôt que je ne le vois : en effet, le ciel orageux s'obscurcit d'épais nuages. Mais dans ce clair-obscur sauvage, je distingue les vagues de la mer déchainée se fracasser contre la forteresse. Une telle violence ne fait que refléter les penchants de mon âme. Tout n'y est que chaos et hostilité.

Mes poumons se remplissent enfin de cet air marin salé. Au loin, les côtes de Calca apparaissent dans une frise sombre de falaises. Mon cœur accélère sous la colère. La révolte bouillonne dans mes veines. Mon peuple ne mérite pas de vivre en esclavage. On lui a privé de sa liberté, et le pire, de son libre-arbitre : tous apprennent dès le plus jeune âge à se satisfaire de cette ignoble servitude. Les elfes sont vicieux mais surtout intelligents : ils savent qu'il est bien plus facile d'exercer une domination sur une race en lui offrant le mirage du bonheur à travers du filtre de la normalité.

Mais toute ce mensonge s'effondrera comme un château de cartes.

Le soir même, je suis allée chez Riko. Je veux passer à l'action. Ce n'est guère prudent : Lucasse a perdu un garde du corps il y a quelques mois et deux de ses proches sont morts la nuit dernière. Il est sur le qui-vive. Mais qu'importe, il ne se doute pas un seul instant que c'est moi.

J'arrive dans la boutique branlante de l'arathor et y entre d'un bon pas.

— Mademoiselle ! Déjà de retour, vous...

— Fermez-la, pour une fois, Riko.

— Mais...

— Je suis venue acheter un équipement complet. Avec combinaison et armement professionnel.

— Vous...

— C'est dans vos réserves ?

Il hoche fatidiquement la tête et part dans son arrière-boutique.

— Vous avez de la chance, Mademoiselle : je savais que ce moment arriverait.

— Comment ça ?

— Les gens désespérés comme vous, j'en ai déjà croisé un paquet.

Je croise les bras d'impatience :

— Et ils ne vivent pas très longtemps, en général...

— Riko... Vous risquez aussi d'abréger vos jours en trainant.

Journal d'une Soubrette en GoguetteOù les histoires vivent. Découvrez maintenant