Chapitre 11 - Deuxième Partie

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Les applaudissements enthousiastes couvrirent le son des dernières notes qui moururent sous ses doigts. Léonor sourit à son auditoire, s'efforçant de faire taire son appréhension et de savourer ce moment de partage comme elle l'avait toujours fait. Dans un coin de sa tête, Lasthyr veillait, observait avec une pointe d'amusement tendre la brute jovialité humaine. Les rires gras, le brouhaha étourdissant, les remugles d'alcool et de transpiration entêtantes étaient pour elles aussi dérangeants que fascinants.

Ce n'est pas l'aspect le plus raffiné du genre humain que tu vois là, commenta Léonor en repositionnant sa harpe.

En effet, approuva la Valacturienne. C'est un peu déconcertant au premier abord, mais je vois bien le plaisir et la joie qui émanent de chacun d'eux. C'est assez communicatif, je dois l'avouer.

Léonor esquissa un léger sourire et se reconcentra sur sa musique en étouffant un bâillement.

Elle était arrivée à Areix en début de journée dans un état proche de l'épuisement. Elle avait marché sans relâche, ne s'autorisant qu'une heure de sommeil de temps à autres, quand les supplications de son corps se faisaient trop intenses. Lasthyr avait bien tenté de la raisonner à plusieurs reprises, de l'inciter à s'accorder un vrai temps de sommeil, mais sans succès. Poussée par la nécessité de s'éloigner au plus vite de la troupe d'artistes, Léonor n'avait écouté que sa peur et continué à mettre un pied devant l'autre, encore et encore. 

Au milieu de l'après-midi, la Valacturienne avait définitivement abandonné ses remontrances. Elle s'était tue mais ne l'avait pas quittée pour autant. Toujours reliée à elle par ce fil de conscience devenu constant, Léonor avait senti un souffle d'énergie nouvelle traverser son corps. C'était subtil, mais elle en était certaine ; Lasthyr utilisait leur connexion pour insuffler un peu de sa vitalité en elle. Sans chercher à comprendre comment c'était possible, Léonor se contenta de lui adresser un petit « merci » tout en profitant de ce regain d'énergie pour accélérer l'allure. Sans ce soutien incomparable, elle ne serait jamais arrivée à destination si vite et sans avoir perdu connaissance en chemin.

Elle avait fait une halte près d'une fontaine à l'entrée de la ville pour se laver et tenter de discipliner ses cheveux courts trempés de sueur. Elle ne pouvait se permettre de se lancer à la recherche d'un contrat avec une mine aussi peu avenante. Et même une fois présentable, lavée et rassasiée par une miche de pain, ce ne fut pas une mince affaire. La ville était, comme à son habitude, pleine à craquer et les gérants des premiers établissements dans lesquels elle se présenta ne firent que lui rire au nez. Un contrat de dernière minute ? Bon courage ! Ici, les musiciens se présentaient des semaines à l'avance pour réussir à décrocher un engagement. Et les auberges, bien plus luxueuses que ce à quoi Léonor était habituée, n'acceptaient en général que des troupes bien rodées et réputées, plus à même de séduire une clientèle bourgeoise et raffinée. 

Elle commençait à désespérer lorsque, finalement, après une énième tentative infructueuse, son chemin la conduisit à la sortie de la ville devant un troquet de bien piètre allure mais bondé, à l'ambiance conviviale. Le tenancier l'avait accueillie les bras ouverts, tout heureux de cette aubaine ; son barde habituel était cloué au lit avec une bonne fièvre et il n'avait pas réussi à mettre la main sur un remplaçant.

— C'est Daleï qui vous envoie, pour sûr ! s'était-il exclamé.

Il fallut quelques secondes à Léonor pour reconnaître le nom de la déesse du Culte de la Divinité Double, la nouvelle religion qui s'était répandue à travers tout le royaume et à laquelle elle ne connaissait pas grand-chose. Mais elle acquiesça avec enthousiasme, heureuse de voir la chance lui sourire enfin. Elle avait presque vidé le contenu de sa petite bourse pour se payer une chambre et un repas chaud, mais elle ne le regrettait pas. Un estomac rempli et une bonne sieste derrière une porte fermée à clef lui avaient redonné un peu de courage. Elle s'était réveillé l'esprit embrumé, ses muscles réclamant un peu plus de repos encore, mais déterminée. Le soir-même, elle attirerait un nouvel assassin, le piègerait et lui soutirerait toutes les informations dont elle avait besoin. Elle n'était pas certaine de réussir, et elle ne savait pas bien comment s'y prendre, mais elle comptait sur l'aide de Lasthyr pour parvenir à ses fins. Bientôt, elle aurait des réponses. C'était indispensable pour trouver le moyen de se protéger. C'était vital.

Le soleil avait commencé à décliner lorsqu'elle s'était présentée dans la salle commune, accueillie avec exaltation par les voyageurs. Elle s'apprêtait désormais à entamer sa deuxième chanson et le plaisir de jouer devant une salle comble dissipait légèrement son angoisse. Mais elle restait à l'affût.

Quand vas-tu jouer « Valacturie » ? demanda Lasthyr.

Pas tout de suite. Je ne voudrais pas déjà plomber l'ambiance.

Devant l'incompréhension de la créature, elle se justifia en haussant les épaules malgré elle :

C'est ce qui arrive à chaque fois.

D'accord. Alors je patiente.

Léonor comprit que ce n'était pas seulement dans le but de dénicher un assassin que la Valacturienne réclamait la chanson ; elle avait réellement envie de l'entendre à nouveau. Elle l'avait appréciée.

C'est une belle chanson, confirma-t-elle comme un écho à ses pensées. Je l'aime beaucoup.

Merci.

Avec un large sourire, Léonor reporta son attention sur l'assemblée qui commençait à s'impatienter, et fit courir ses doigts sur son instrument.

Deux heures plus tard, après avoir enchaîné avec succès plusieurs chansons populaires de son répertoire, Léonor s'accorda quelques secondes pour avaler un verre d'eau. L'ambiance était toujours au beau fixe, mais quelques voyageurs fatigués commençaient à quitter la salle pour aller retrouver le confort de leur lit.

C'est le moment, murmura Lasthyr.

Oui. Allons-y.

Léonor saisit sa harpe, avança de quelques pas pour se rapprocher des auditeurs et s'éclaircit la voix.

— Messieurs dames, s'il vous plait, puis-je avoir votre attention ?

Elle afficha son plus joli sourire tandis que les regards se tournaient vers elle.

— J'aimerais vous remercier pour votre écoute, votre enthousiasme et vos applaudissements. Si vous le permettez, je vous propose de conclure cette soirée avec une chanson de ma composition. C'est une balade qui peut-être vous surprendra mais qui me tient à cœur. Je vous demande de l'accueillir... avec un esprit ouvert. Cette chanson s'appelle Valacturie.

Du coin de l'œil, elle crut apercevoir deux individus s'agiter au fond de la salle lorsqu'elle prononça ces mots. Les battements de son cœur cognèrent un peu plus fort contre sa poitrine mais elle choisit de les ignorer et de ne pas leur accorder un seul regard. Sous sa conscience, elle comprit que Lasthyr les avait repérés également et restait vigilante. Léonor expira doucement pour se calmer et laissa les premiers accords de sa chanson naître sous ses doigts.

Elle prononça chaque mot, chaque vers avec la plus grande attention, déversant tout son cœur dans ces rimes. Devant elle, son public paraissait tantôt fasciné, tantôt perplexe. Certains semblaient transportés, d'autres arboraient une mine confuse. Son étrange chanson continuait de faire réagir de toutes les façons possibles. Elle ne se laissa pas troubler et poursuivit son chant, se délectant du plaisir manifeste que prenait Lasthyr à l'écouter. Elle profita une nouvelle fois de cet instant de communion entre elles, y puisa toute la force possible.

Puis, une fois les dernières notes égrainées, elle se tut et observa l'assemblée. Les applaudissements retentirent, certains sincères, d'autres gênés. Au fond de la pièce, les deux personnes qui s'étaient levées l'observaient et, enfin, elle s'autorisa à poser son regard sur eux. Une jeune fille à la peau brune et un garçon pâle aux cheveux roux. Elle devina d'un seul coup d'œil à la qualité de leurs vêtements qu'ils n'étaient pas issus du même rang que le reste des voyageurs qui remplissaient la salle. Ils se dévisagèrent en silence quelques secondes, puis Léonor détourna le regard pour se diriger vers le comptoir et commander une pinte, comme si de rien n'était.

Qui peuvent-ils bien être ? s'interrogea-t-elle.

Je pense que nous ne tarderons pas à le savoir.

Valacturie - T2 Les assassins d'AlistarOù les histoires vivent. Découvrez maintenant