Chapitre 34 - La sirène

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Nos pieds se posèrent en douceur dans Filthy. Je relâchai mon étreinte à regret, une vilaine angoisse me tordant l'estomac.

Malgré ma certitude de vouloir aller jusqu'au bout, je ne pouvais m'empêcher d'imaginer le pire. Et si je ne parvenais à réaliser le rituel ? Et si je n'avais effectivement plus assez de magie ? Si mon plan échouait, ça n'allait pas être du joli, et je ne donnais pas cher de ma peau.

Sans un mot, Shawn s'écarta de moi. La mine rembrunie, il découvrit alors où je nous avais emmenés.

À la faveur des rayons dorés de cette fin d'après-midi, la chapelle abandonnée nous offrait un autre visage. La lumière filtrant à travers les parcelles de plafond en ruine éclairait les particules de poussières qui voletaient dans l'air. Le lierre, s'insinuant dans la moindre faille, prenait des allures de guirlande de jade. Les vitraux qui avaient survécu aux affres du temps et ornaient toujours certaines fenêtres en ogive projetaient leurs couleurs cristallines de kaléidoscope sur la pierre. Ils se reflétaient même sur la peau de Shawn, qui observait pensivement les alentours.

— Pourquoi ici ? fit-il d'un ton qu'il voulait désinvolte.

Peine perdue : je percevais sa tension aux contractions qui durcissaient le trait de sa mâchoire.

— C'est le premier endroit auquel j'ai pensé, m'expliquai-je.

Une plainte ponctua ma phrase : les trois pics de glace venaient de se rappeler à moi, provoquant des élancements brûlants dans ma cuisse blessée.

Avant que je n'aie pu ciller, le jeune homme se retrouva devant moi. À genoux. Avec précaution, il saisit ma jambe d'une main et m'interrogea du regard. Je pris une inspiration tremblotante, puis acquiesçai.

Une – deux – trois.

D'un geste rapide, précis, il avait délogé les aiguilles de ma peau. Des fleurs écarlates s'épanouirent alors sur mon jean troué. Je ravalai le cri qui me monta dans la gorge, retenant le chapelet de jurons dont j'aurais voulu affubler ce maudit Gregory, et pris appui sur Shawn le temps que la douleur s'apaise.

Il patienta, immobile, et sa main tenait toujours ma cuisse. En un battement de cœur, je pris conscience de sa proximité, alors qu'il me soutenait toujours, et de ses yeux gris rivés aux miens. Ainsi agenouillé à mes pieds, il semblait prêt à exaucer le moindre de mes désirs.

Cette pensée me troubla tant que je me raclai la gorge en me détournant, dans l'espoir qu'il ne remarque pas la teinte rosée que prenaient mes joues. Il aurait été bien capable d'en deviner la cause.

Il finit par se relever, me lançant de cette voix lointaine que je lui connaissais bien :

— Tu devrais te soigner.

Je me pinçai les lèvres. J'avais besoin de la moindre goutte de magie qu'il me restait, mais je m'exécutai à contrecœur, de peur d'éveiller ses soupçons.

Shawn fit quelques pas au milieu des bancs au bois flétri, délavé par le temps. Il remonta distraitement ses manches jusqu'à ses coudes, décoiffa ses mèches noires d'un geste pensif.

Une sensation de mélancolie me chamboula, surgie de nulle part. C'était ici qu'avait eu lieu notre première entrevue, ici aussi que notre histoire prendrait un nouveau tournant, pour le meilleur ou pour le pire. Sentait-il, lui aussi, que nos destins se trouvaient à la croisée des chemins ?

Ma conscience priait pour que je me dégonfle, façon vieux ballon de baudruche. Pendant quelques folles secondes, je m'imaginai tout lui avouer. La jouer loyale, honnête, mettre un stop aux dissimulations et aux mensonges dont je devenais malgré moi la meilleure ambassadrice. Mais il pivota pour me faire face, et tout ce que je pouvais voir, c'était ce trou noir, béant, que je me figurais à la place de son cœur.

Incandescence - Livre I - L'éclat de l'acier [TERMINÉ]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant