Quinze, seize, dix-sept...
La trotteuse parcourait par à-coups le cadran. Lentement. Inlassablement. Elle égrenait de son bruit sec les secondes qui semblaient des heures. Comme un sablier défectueux d'où le sable ne s'écoulerait plus qu'à moitié.
Trente, trente-et-un, trente-deux...
Je n'en manquais aucune. J'observais le ballet des aiguilles à défaut d'observer celui des infirmières stressées qui s'affairaient autour de moi. Je ne savais pas vraiment depuis combien de temps j'étais là, assise sur cet instrument de torture qu'on osait appeler siège, le menton posé dans le creux inconfortable que formaient mes genoux relevés contre ma poitrine.
Cinquante-neuf, soixante, un...
Le temps me paraissait soudain bien tangible. Un cours immuable que l'on pouvait sentir filer entre nos doigts. Pas comme la mort. La mort était l'abstrait par excellence, le néant. On était là, et puis on ne l'était plus. Le corps restait, entamait sa lente déchéance vers la poussière, mais l'esprit, lui, s'en allait.
Ou disparaissait ?
La mort était-elle vraiment ce vide froid et béant, cette absence de sensation que d'aucuns décrivaient dans les livres ?
Comme s'ils en savaient quelque chose.
La mort n'avait rien d'abstrait en tout cas pour ceux qui restaient.
Dix, onze, douze...
Je répétais les chiffres, aussi inlassablement que cette maudite aiguille emprisonnée dans son cadran immaculé. Je les répétais parce que sans ça, sans eux, mon esprit s'en irait lui aussi. Vacillerait pour de bon. Rejoindrait ce pays de cauchemars dans lequel je plongerais assurément quand j'aurais le malheur de quérir le sommeil.
Rien ne serait plus pareil.
Vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept...
Une boule se forma dans ma gorge, et une chaleur familière noya mes joues.
C'était inlassablement que je pleurais aussi. Les gens qui se pressaient dans les urgences de l'hôpital ne faisaient pas attention à moi. Les infirmières non plus d'ailleurs. Le spectacle d'une jeune fille en larmes n'avait rien de surprenant en Espéritie, au contraire : le deuil était le pain quotidien. À chacun sa douleur, son lot de misères.
Quarante-trois, quarante-quatre, quarante-cinq...
Ici une fracture, là une entaille due à une mauvaise chute. Les patients se suivaient et se ressemblaient. Ils se faisaient plus rares à mesure que la nuit installait son calme et son silence. Je voyais leurs blessures d'un œil morne. Il arrivait que ma main se lève d'elle-même, désireuse de les soigner, mais elle retombait mollement sur le plastique granuleux de la chaise. Certains, j'aurais pu les soigner en une poignée de secondes. Une once de concentration, quelques étincelles, et ils seraient ressortis de là comme neufs. Or, j'appréhendais le dégoût ou la peur qui pouvaient se terrer au fond de leur regard.
Une sorcière, se diraient-ils. Est-ce une humaine ou un démon ?
Je devinais leurs craintes pour les avoir déjà entendues. Ils se diraient : elle prétend me guérir avec ce sort, mais si elle cherchait à envahir mon esprit ? À prendre possession de moi ? Laisserait-elle quelque chose dans ma chair ? Des résidus, une trace indélébile et indésirable ?
M. et Mme Tout-le-monde tenaient des discours de tolérance pour que tous les entendent, mais, dans leur cœur, eux aussi se méfiaient. Ils prenaient juste garde à maintenir les apparences et le sourire faussement poli qui leur collait aux lèvres comme du mauvais miel.
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Incandescence - Livre I - L'éclat de l'acier [TERMINÉ]
FantasíaLe jour, Alicia est une lycéenne comme les autres ; la nuit, elle lutte sans merci contre démons et vampires dans un autre monde. Dissimulant son identité secrète à ses proches, elle jongle avec ses devoirs de math et sa mission de Chasseuse, jusqu'...